Etudes et contributions

Paroles de soldats et discours d’officiers. Communication de Marie-Françoise Berrendonner, professeur de lettres.

 

Images de la guerre et mentalités collectives dans Ceux de 14

Communication de Marie-Françoise Berrendonner, professeur de lettres.

Les écrivains face à la Grande Guerre: en août 1914, Maurice Genevoix n’est pas encore un écrivain. Jeune normalien, agrégatif, il sait d’instinct qu’il assiste à la fin d’un monde:  » Quelque chose finissait, ne pouvait plus être; quelque chose dont nous savions seulement que nous l’aimions de tout notre être, quelque chose qui était de nous et qui allait se déchirer. » (Thème abordé dans Au cadran de mon clocher, 1960 et repris ici dans une lettre de 1964)

 » Mobilisé comme sous-lieutenant au 106ème R.I., arrivé au front le 25 août 1914, il participe à la fin de la retraite, à la bataille de la Marne vers Sommaisne, la Vaux-Marie et Rembercourt, et à la marche en avant sur Verdun. Le 21 septembre, sa division est envoyée à la tranchée de Calonne pour contenir la ruée vers Saint-Mihiel. Ensuite le 106ème tient les lignes du bois Loclont et du bois de Saint-Rémy. Puis, vers la mi-octobre, il se fixe aux Eparges sur le flanc nord de la butte. Le 17 février 1915 est lancée une attaque qui vise le secteur et qui durera jusqu’en avril. Fin février, Genevoix est promu lieutenant et commandant de la 5ème compagnie. Son bataillon est alors envoyé vers le sud de la tranchée de Calonne où les lignes françaises ont été enfoncées. Lors des combats du 25 avril, Maurice Genevoix est grièvement blessé: atteint de trois balles, il est évacué d’abord sur Verdun puis vers l’arrière et il est réformé n°1 après 16 mois d’hôpital et de convalescence. »( Jean-Norton Cru, Témoins, 1929)

Maurice Genevoix vécut la déchirure de la guerre dans sa chair puisqu’il fut grièvement blessé et dans sa vie, puisque la guerre consacra la rupture avec la carrière universitaire à laquelle ses études le promettaient. Un des paradoxes de cette guerre, en effet, est qu’elle fit de lui un écrivain, alors même qu’elle en tua tant d’autres: Péguy, bien sûr, qui nous réunit aujourd’hui, tué le 6 septembre à Villeroi, d’une balle au front, Alain-Fournier, Louis Pergaud, pour ne citer que les plus connus. Genevoix l’a souvent dit: sans la guerre, il serait devenu écrivain, mais autrement. Ceux de 14 constituent, en fait, le début de son œuvre littéraire.

Il publie Sous Verdun en mars 1916, Nuits de guerre en décembre de la même année, Au seuil des guitounes en septembre 1918, La Boue en février 1921, Les Eparges en septembre 1923. Cette pentalogie a été rédigée à partir des carnets de route que le jeune lieutenant, à l’instar de bien d’autres combattants, tenait scrupuleusement, presque au jour le jour, sur de minces calepins recouverts de toile cirée et illustrés parfois de croquis ou de caricatures. Mais il a parfois des difficultés à poursuivre ce travail d’écriture, comme il le note en janvier 1915:

 » J’ai du mal, à présent, à continuer le carnet de route que j’avais commencé aux premiers temps de cette guerre immobile, en reprenant les notes hâtives que j’avais prises au jour le jour, en essayant – avec quel enthousiasme ! – de leur donner chaleur et vie. »

Mais, plus fort que les difficultés quotidiennes,  » un besoin de vérité le pousse à écrire, un besoin de mesurer entière la réalité formidable à quoi il vient d’échapper « .

Pour rédiger ses récits de guerre, il utilise aussi des lettres envoyées à ses proches, à son père, à son frère René, et surtout à Paul Dupuy, secrétaire général de l’E.N.S. de la rue d’Ulm auquel l’unissaient des liens d’amitié. » Ce que je devais taire aux miens, écrit-il dans Jeux de glaces (1960), je le confiais librement à ces lettres, avec le souci d’être vrai, de partager sans retenue. »

Certaines de ces lettres sont d’ailleurs insérées dans le récit, comme un gage d’authenticité. Lorsqu’en 1950, Maurice Genevoix reprend les cinq titres de ses récits de guerre pour en proposer une édition définitive en un seul volume, il précise dans la préface:

 » Je tenais, sur toute chose, à éviter que des préoccupations d’écriture ne vinssent altérer dans son premier mouvement, dans sa réaction spontanée aux faits de guerre qu’il relate, le témoignage que j’ai voulu porter. »

Mais plus puissante et plus contraignante que tous les documents écrits, la mémoire affective, charnelle, guide sa plume. Mise en branle par les échos lointains de la guerre, le fracas d’un bombardement, une odeur d’humus, un cri étouffé, elle donne à voir, à sentir, à entendre. La génération du feu a connu une version tragique de la petite madeleine proustienne.

C’est sans doute pour toutes ces raisons que Jean-Norton Cru, dont l’ouvrage Témoins, paru en 1929, tente d’évaluer la valeur historique de tous les romans et récits inspirés par la Première Guerre Mondiale, considère Maurice Genevoix comme un des témoins les plus fiables.

« Parmi tous les auteurs de guerre, écrit-il, Genevoix occupe le premier rang, sans conteste. »

Et Cru d’expliquer qu’aux qualités littéraires s’ajoutent la précision documentaire et le refus de tout enjolivement dû à l’imagination. Il insiste tout particulièrement sur la valeur des dialogues  » qui, n’ayant pu être pris en sténo, ne peuvent être que fictifs, mais sont porteurs d’un réalisme de bon aloi, et d’une incomparable vérité. »

Le titre retenu, Ceux de 14, souligne d’ailleurs l’attention portée à toute une génération sacrifiée, à qui le narrateur veut rendre la parole. Ecoutons les derniers mots du texte:

 » Vous n’êtes guère plus d’une centaine, et votre foule m’apparaît effrayante, trop lourde, trop serrée pour moi seul. Combien de vos gestes passés aurai-je perdus, chaque demain, et de vos paroles vivantes et de tout ce qui était vous ? Il ne me reste plus que moi et l’image de vous que vous m’avez donnée.

Presque rien: trois sourires sur une petite photo, un vivant entre deux morts, la main posée sur leur épaule. Ils clignent des yeux, tous les trois, à cause du soleil printanier. Mais du soleil, sur la petite photo grise, que reste-t-il ? « 

On pourrait dire que Ceux de 14 a été écrit pour répondre à cette question. Cette parole redonnée, et donc de nouveau vivante, relayée par son propre discours de témoin est ce qui constitue, pour Maurice Genevoix, l’essence même du témoignage. Née de l’expérience de la guerre, mais allant bien au-delà, cette forme littéraire reflète la conception qu’il se fait de son rôle d’écrivain-intercesseur.

Ce sont donc ces discours qui s’entrecroisent dans Ceux de 14 que je voudrais étudier ici. Paroles des soldats et propos des officiers sont orchestrés par le discours du narrateur pour créer une polyphonie signifiante. L’observation des propos de la centaine de personnages que compte l’œuvre peut donner matière à une étude rapide des mentalités. J’examinerai donc d’abord quelle représentation ces derniers se font de la guerre, puis quelles sont les valeurs qui cimentent le groupe, enfin quels jugements sont portés sur l’institution militaire. .

Il me faut d’abord préciser brièvement selon quelles modalités Genevoix donne la parole à ses personnages.

Les modalités de la parole.

Dans le premier tome, Sous Verdun, les soldats n’ont presque jamais la parole. Ils sont vus et jugés par le narrateur qui rapporte leurs propos grâce au discours indirect ou au discours narrativisé, en les filtrant et en les condensant. Comme pour compenser cette quasi-absence du discours direct des hommes de troupe, le narrateur utilise à lui seul tous les registres de langue, depuis l’argot militaire  » Nous popotons chez une bergère dont l’homme est au feu. ( …) On a chaud, on est bien, on va en écraser », jusqu’à une langue très littéraire dans certaines descriptions de paysages, par exemple.

Deux exceptions cependant: Genevoix fait entendre la voix de deux soldats: l’un, Vauthier, évoque une sanction injuste qui l’a frappé alors qu’il était accusé de s’être volontairement mutilé, l’autre, un anonyme, raconte la mort de son frère retrouvé par hasard lors de la retraite qui a précédé la bataille de la Marne. On peut penser que les événements étaient suffisamment notables pour être rapportés directement. En cela, Maurice Genevoix est fidèle, dès le début, à ce qui deviendra sa conception du témoignage comme genre littéraire: ne rapporter que les événements dont il a été le témoin direct et faire appel, pour les faits importants, à des narrateurs-relais, qui garantissent l’authenticité de leurs propos. Genevoix indique toujours la source de l’information, y compris quand elle est douteuse ou incertaine, par exemple au plus fort de la bataille des Eparges:  » Chaque nouvelle est soudain parmi nous, on ne sait apportée par qui. »

Peu à peu, pourtant, les langages s’individualisent selon les classes sociales (les officiers ne parlent pas de la même façon que les soldats), selon la situation de communication (les jeunes lieutenants ont entre eux un langage plus libre que lorsqu’ils s’adressent à leurs supérieurs), et selon la province d’origine (Martin, le mineur du Nord, ne s’exprime pas comme les chasseurs d’un régiment du Midi).

Cette individualisation de la parole répond à une intention clairement exprimée par le narrateur, celle de faire que chaque soldat qu’il a connu soit  » lui-même parmi les autres « , c’est-à-dire arraché à l’anonymat de l’état militaire et à l’oubli. qui menace les morts. Ce droit à la parole est aussi le moyen de rendre à ceux que Genevoix appelle  » les forçats de la guerre  » leur dignité d’hommes. Mais en même temps, le recours à ces voix multiples permet à Genevoix de dessiner non pas UNE image de la guerre mais une sorte de puzzle où chacun parle de SA guerre, c’est-à-dire d’une expérience unique et fragmentaire, à hauteur d’homme en quelque sorte, car nul ne peut penser la guerre moderne dans sa totalité et sa complexité.

La guerre moderne.

 Certains officiers, frais émoulus de l’Ecole Militaire, imaginent la guerre comme un enjeu splendide, une sorte de champ clos où s’affrontent les valeurs héroïques, où l’homme lutte contre ses propres limites. Le personnage prototypique de cette attitude est le capitaine Maignan qui refuse de se baisser lorsque sifflent les balles et qui trouvera une mort inutile. Dans Trente mille jours, Genevoix, retrouvant l’argot des officiers de 14, le qualifie de  » fana-mili  » Chez les soldats, Butrel, l’ancien légionnaire, rêve des guerres coloniales où l’on se battait à un contre cinq contre une nuée de cavaliers tourbillonnants que l’on pouvait défier d’homme à homme.  » Les combats contre un ennemi invisible, les obus qu’on se lance les uns sur les autres par – dessus des lieues de pays, cela lui pèse et sans doute lui semble méprisable « , explique le narrateur.

Si les hommes de troupe définissent la guerre par une sorte de prétérition lourde de sous-entendus,  » On la connaît, la guerre, » parce qu’ils n’ont pas les mots pour la dire, les officiers, eux, s’essayent aux idées générales. Porchon, un jeune Saint-Cyrien, juge la guerre sordide; elle ravale l’homme à son image. Ce jugement moral est complété par un autre:  » C’est une mocherie « , dit-il. Le capitaine Rive partage ces préoccupations esthétiques en accusant la guerre de manquer d’élégance. Genevoix note, en mars 1915, que la guerre développe des instincts médiocres, la vanité, l’intérêt, le mépris d’autrui:  » Tant d’appétits, d’ambitions, de rivalités mesquines, rêves de galons, de médailles ou de croix, affaires louches, entreprises froidement calculées, plus redoutables et meurtrières à mesure qu’on s’éloigne du rang. » Le lieutenant Ravaud, lui, emploie une métaphore médicale qui révèle une vision historique d’un pessimisme absolu:  » Puisque la guerre, décidément, s’accroche au monde comme un chancre, qui sait si ne viendra pas un moment où le monde aura pris l’habitude de vivre avec cette saleté sur lui ?  » C’est peut-être en 1914 que la guerre devient dans la conscience des combattants une composante inévitable de la vie des Etats, si bien que l’expression d’après guerre  » la der des der  » sonne plutôt comme un slogan conjuratoire que comme la constatation d’un fait.

Mais ni les soldats ni les officiers ne sont des manieurs de concepts. D’ailleurs la réalité les requiert de manière trop pressante pour qu’ils s’attardent à philosopher. Ce qu’ils expriment c’est la monotonie de cette guerre depuis qu’elle est devenue, en novembre 14, une guerre de position qui transforme les hommes en rats englués dans la boue. Pannechon, l’ordonnance de Genevoix, livre son expérience de la guerre:

 » Aujourd’hui, la guerre, c’est ça: d’la flotte qui tombe, des obus qui sifflent, et la vie au fond d’un trou, sans bouger; pis qu’ça, sans rien voir ! « 

Les seuls mouvements possibles forment ce que Genevoix appelle  » une giration de manège », la seconde ligne, puis la première ligne puis le repos, trois fois trois jours. La guerre moderne est à la fois l’industrialisation de la destruction et en même temps la transformation du soldat en fonctionnaire; c’est ce que déplorent les officiers. Porchon parle de  » fonctionnaires abrutis et malheureux  » tandis que Genevoix fustige  » cette routine de fonctionnaires armés qui fixe aux tempes les œillères du cheval de manège. » C’est que la guerre moderne, du moins telle qu’elle est vécue par Genevoix, modifie radicalement la relation des hommes à l’espace et au temps.

En octobre 14, Genevoix constate:  » Nous sommes le peuple du front, d’un pays où le jour et l’espace, ces deux joies de vivre, se sont faits les complices de la mort. » Les arbres, en effet, peuvent dissimuler l’ennemi; un lieu à découvert est bien souvent un piège mortel. La narration est coupée par de très brèves descriptions, petits tableaux où couleurs et formes, esquissées en traits rapides, soulignent le morcellement de l’espace. Chaque relief est une barrière, le paysage est hérissé d’obstacles, l’horizon est fermé à la fois par le relief et le fracas des bombardements. L’espace est, en outre, exactement mesuré par les marches des fantassins.

Mais il est aussi profondeur. La guerre est en effet alternance de bonds en avant dans un espace hostile et de stagnations forcées dans la terre et dans la boue. Les images qui disent les tranchées sont multiples: c’est d’abord le dédale ou le labyrinthe, dénominations mythologiques réservées au narrateur ou aux officiers; les soldats, eux, expriment la crainte de s’y perdre, surtout de nuit:  » Pouvu qu’on aille pas se perdre, et s’en aller droit chez les Boches », disent-ils. C’est aussi l’image du terrier ou de la niche qui ravale les hommes au rang d’animal traqué. C’est encore l’égout collecteur qui vomit les hommes; c’est enfin une métaphore physiologique qui associe les termes de  » boyaux « ,  » entrailles « ,  » cicatrices « ,  » bourrelets « . Genevoix décrit la tranchée par une image naturaliste: elle émet  » un immonde bruit de déglutition  » et vit selon un rythme binaire: avaler et expulser.

La guerre transforme aussi la relation au temps qui devient simple succession de recommencements dépourvus de signification. C’est ce que souligne Pannechon:  » Et c’est toute notre guerre d’à présent: quante c’est fini, faut recommencer. » Ce temps devient le sentiment d’un vide, d’une attente indéfinie, vécue aussi bien par les hommes de troupe que par les gradés. En témoignent ces deux réflexions, l’une de Pannechon,  » Quoi qu’on fout, tout le long du jour ? Rien, rien, rien. Le temps vous dure à force qu’il est vide. » L’autre du narrateur:  » J’en arrive à vouloir m’ennuyer, à recreuser mon ennui par besoin de me sentir vivre. » Tout comme l’espace, le temps est borné. L’avenir n’existe plus. En octobre 14, les soldats pariaient encore sur la fin de la guerre, mais en février 15, on ne peut même plus songer au lendemain qui est tout à coup si loin. On évite de penser au passé, c’est-à-dire à la famille et aux copains tués. Et le présent, quand il n’est pas dilué dans l’ennui, s’abolit lors de ce que les soldats appellent  » des coups de chien « . Après l’assaut du 18 février 1915, Genevoix note que la conscience du temps s’est en quelque sorte effacée. Seules subsistent, à l’état brut, des images et des sensations:  » Le temps est devenu, écrit-il, une chaîne d’instants informes que rien ne sépare, que rien ne mesure, qui sont tous la même pluie sans fin, l’épaule tremblante de Bouaré, la flaque jaune entre mes jambes et les images précipitées, cette fièvre bruissante et battante d’images à travers mon cerveau. Tous les instants de la durée sont les mêmes. »

Cette implosion de l’espace et du temps, ce désarroi de la conscience immergée dans l’innommable, c’est l’image de la guerre moderne que Genevoix, sept ans après les faits, a choisi de montrer et de transmettre. Dans ce monstrueux no mans land, la conscience, privée de ses repères spatio-temporels est en proie à des fantasmes de mort qui alternent avec des moments de lucidité plus angoissants encore. Pourtant elle s’efforce toujours de penser la guerre et de la juger au nom de certaines valeurs.

Les valeurs des combattants.

 Certes, au début de la guerre, le jeune officier ne peut réprimer, après la victoire de la Marne, des accents héroïques qui se traduisent par les modalités exclamatives des phrases, ce qui est assez rare chez lui. Il adhère sans états d’âme à la stratégie du commandement et justifie, après coup, toutes les errances qui lui avaient paru d’abord incompréhensibles.  » Reculade, oui, mais pas à pas, mais jusqu’ici, au terme que les chefs avaient marqué et pas plus loin!  » Le sacrifice est accepté dans la joie.

A la fin du récit, cependant, le sacrifice est de nouveau évoqué, mais sur le mode d’un thrène funèbre, lorsque dans les entonnoirs sanglants des Eparges les soldats attendent la mort.  » On est sacrifiés « , crient-ils et la transformation du nom d’action en verbe passif n’est pas innocente. Et le narrateur d’ajouter, comme en écho:  » Nous sommes condamnés. » La vie offerte en septembre 14 est devenue vie arrachée en janvier 1915. En mars 1915, Genevoix souligne que seul ce sacrifice pourra racheter l’immoralité de la guerre:  » Qu’est-ce que serait la guerre sans vous, Legallais et Laviolette, sans vous, Butrel et Sicot, qui avez pris votre vie à deux mains et l’avez haussée d’un élan jusqu’aux lèvres de l’entonnoir, sous les balles ? « 

Genevoix n’exalte jamais l’héroïsme sous la forme d’actes de bravoure exceptionnels. Il n’y a pas de héros parmi Ceux de 14, mais simplement des hommes confrontés à une réalité qu’ils s’efforcent d’accepter et si parfois le narrateur évoque au détour d’une phrase  » un guerrier d’épopée  » , si Porchon s’oublie à parler de Roland et de Durandal, une remarque cinglante vient corriger ce qui apparaît alors comme des erreurs stylistiques. Il exécute d’une phrase  » les loustics qui plastronnent « , évoque avec une sorte de honte une carte postale envoyée à des proches et dont l’héroïsme boursouflé lui semble sonner faux. Bien plus, le mot  » héros  » est encadré de guillemets ironiques qui signalent peut-être un emprunt insolent à la littérature patriotique de l’arrière. ( p. 640 ) Le dépouillement de l’écriture devient une exigence morale qui traduit une transformation psychologique..

C’est qu’entre août 14 et février 15, la guerre, comme le dit le capitaine Rive, est passée sur lui, comme sur tous les autres .L’illusion serait d’ailleurs de croire qu’on fait la guerre: c’est elle, au contraire, qui transforme les hommes et les conduit Dieu sait où. Tous constatent ce changement physique et moral que chacun décrit différemment.  » C’est comme si on était devenu vieux « , dit Pannechon. Et le narrateur, parlant d’un capitaine:  » Quelquefois, il sourit, d’un sourire gai, charmant, qui semble une espèce de miracle. Et pourtant ce sourire lui ressemble. Lorsqu’on l’a vu et qu’on revoit ce dos qui se voûte, ces yeux gris embués de tristesse, on comprend la guerre autrement, on la hait peut-être davantage. »

Les soldats constituent une espèce différente qui n’a plus rien d’humain. Cet état nouveau est pour eux une souffrance. Genevoix a cette terrible formule:  » Nous qui étions des hommes et qui désespérons de jamais le redevenir. » C’est qu’à la guerre, la morale commune est mise à mal, puisqu’elle peut se résumer à un commandement simple:  » tuer ou être tué » et que, pour légale qu’elle soit, la mort donnée reste un assassinat. C’est pourquoi Genevoix n’évoque guère les actes de guerre individuels. Pourtant, il raconte un épisode qui le concerne: le 14 septembre 1914, égaré dans les lignes allemandes, il a dû, pour sauver sa vie, rattraper trois fantassins ennemis.  » Et à chacun, courant derrière lui du même pas, il a tiré une balle de revolver dans la tête ou dans le dos. » Dans une note de 1949, il explique qu’il avait supprimé cet épisode d’une des réimpressions de l’ouvrage. S’il le rétablit dans la version définitive, ce n’est pas pour exalter un haut fait mais avec le souci de ne pas dissimuler une douloureuse vérité qui’ dit-il, l’a marqué à jamais.

Il privilégie, en revanche, les évocations collectives, comme par exemple l’assaut contre les Eparges, du 17 au 21 février 1915, à partir de la cuvette 280. Le récit est presque entièrement rédigé à la première personne du pluriel: le  » nous  » est, à la lettre, plusieurs  » je  » et la première personne du singulier ne sert qu’à délimiter la sphère de compétence du narrateur, c’est-à-dire les moments où il peut voir, entendre et interpréter. Au plus fort de la bataille des Éparges, il y a adéquation presque complète du  » je  » et du  » nous « , le  » nous  » n’excluant jamais l’identité de chaque soldat nommé aussi souvent que cela est possible. Genevoix refuse donc de traiter les faits de guerre comme une geste héroïque, ce qui les dénaturerait en donnant crédit aux élucubrations de la  » littérature patriotique de l’arrière » dont Déroulède se faisait le chantre. Déroulède, dont la silhouette, aperçue à l’ossuaire de Champigny-sur-Marne, à la veille de la guerre, en train d’appeler les Français au combat, lui avait paru une vision de cauchemar. Le courage, dans Ceux de 14, s’exprime autrement que par de hauts faits héroïques.

Le courage comme vertu.

Je ne parlerai pas ici de l’expérience de la mort que j’ai étudiée ailleurs et longuement ( Le Témoignage sur la guerre dans l’oeuvre de Maurice Genevoix, Thèse de IIIème cycle, Grenoble 1983 ). J’évoquerai plutôt le courage quotidien qui consiste d’abord à se battre contre soi-même, contre une résignation malsaine, un abattement, et même un désespoir qui attendent toujours leur heure. Tous les soldats connaissent d’ailleurs le sentiment d’être écrasés par l’inéluctable, l’angoisse de se sentir si peu de chose parmi des millions de soldats. Mais on peut souligner que le mot  » résignation », affecté d’abord de connotations négatives, se colore ensuite positivement. Il devient mépris d’une réalité insupportable, détachement, repli sur soi, mais pour mieux y puiser une force à la fois individuelle et collective.  » A travers ces épaules courbées, ces nuques fléchies, ces mâchoires qui broient tristement de misérables nourritures, j’entrevois le visage vrai de notre force, sa poignante vitalité, » dit le narrateur juste avant un des assauts contre les Eparges, le 18 février 15.

Mais le courage quotidien c’est aussi le refus de s’abandonner à l’ivresse du danger, à la fascination de la mort. Genevoix décrit cette sensation qu’il a éprouvée à plusieurs reprises. En septembre 14, c’est une allégresse toute puissante qui, dit-il, le ravit à lui-même, lorsqu’il déploie sa section dans un champ, sous les balles et les shrapnells. Plus tard, en novembre, l’exaltation de l’assaut agit comme un envoûtement,  » un charme abominable », dit-il, auquel il faut échapper; enfin, en janvier 1915, avant le combat des Eparges, il éprouve  » une excitation fumeuse et trouble, presque sensuelle. » Il est assez rare, dans les récits de guerre, de voir évoquées de telles sensations à l’état brut, sans qu’elles soient habillées de considérations patriotiques. La présence constante de la mort agit comme une sorte de drogue et provoque l’envie de jouer avec sa propre vie. Mais tout l’effort de Genevoix consiste à se défier de toutes les illusions, et d’abord à brider les impulsions du corps tout comme les élans de l’imagination. Il faut éviter que la bête ne renâcle devant le danger ou qu’elle ne trouve une jouissance morbide dans l’affrontement avec la mort. Ni ange héroïque, ni bête, le combattant doit rester exactement un homme, c’est-à-dire, selon une belle formule relevée dans Ceux de 14,  » être lui-même, juste à cet instant de la guerre. » Pour cela, il doit s’accrocher à toutes les formes de la vie et être capable de l’aimer, même au sein de la guerre.

L’amour de la vie.

On se réconcilie avec la vie en accueillant les petits bonheurs que la guerre vous accorde. Dans un article de 1964, Genevoix évoque  » les choses comme elles furent. Elles avaient aussi leurs clémences, dit-il: les anémones des bois de hêtres, les galopades des lièvres en amour vers le chevrotement des hases, et les oiseaux. » Chacun rêve; le lieutenant Prêtre de voir flamber des bûches, d’être à l’abri et d’avoir chaud; le caporal Soues me de dormir dans une bonne cagna, solidement couverte, avec quelques bottes de paille fraîche au fond et tout autour, la forêt qui invite aux balades. Pannechon s’attendrit sur  » ces riens de bonheur qui montrent l’bout d’leur nez « , et il ajoute:  » Qu’est-ce que ça fait qu’on soye content d’un rien, pourvu d’abord qu’on soye content. » Avec de toutes petites joies, faire du bonheur: voilà comment s’exprime l’humble philosophie de tous les combattants. Genevoix, lui, rêve d’un bain chaud et se réjouit d’un bol de lait fumant, d’un galop à cheval et de la beauté des thyrses de lilas cueillis au bord d’un chemin. Associer un relatif bien-être des corps à la sérénité de l’esprit, sinon du cœur, ( » pas penser, pas s’en faire », dit Porchon), voilà les rares bonheurs rencontrés à la guerre. Mais il y a de la honte à être heureux tout seul. C’est pourquoi les souffrances et les bonheurs partagés portent un nom: fraternité.

La fraternité et ses limites.

La fraternité est d’abord partage à la fois matériel et moral: de la nourriture, du vin, du tabac, du feu. Il faut voir avec quel soin jaloux on veille à une répartition équitable. Elle est aussi partage des mêmes sentiments et des mêmes souffrances: la peur avant l’assaut, l’angoisse de la blessure, l’inquiétude quand la famille ne donne pas de nouvelles, les souffrances physiques, la douleur des deuils.

La fraternité atténue les distinctions hiérarchiques, du moins avec les officiers de terrain. On est frappé, par exemple, de la condescendance de l’ordonnance vis-à-vis de son lieutenant: il lui donne des conseils pour construire une cagna, il ne le réveille pas à l’heure prévue parce qu’il est content de le voir dormir  » si benaise sous ses couvertures « , dit-il. Précisons cependant que cette fraternité pleine de familiarité ne s’adresse qu’aux officiers qui vivent avec les hommes, partagent les mêmes risques et dont l’âge autorise une liberté de ton qui n’est jamais signe de rebellion, mais plutôt expression d’une grande complicité.

Mais la fraternité, si elle soude le groupe, engendre en même temps des exclusions: on voit bien, par exemple, que les fantassins développent la haine de tout ceux qui appartiennent à une autre arme et qu’ils jugent – souvent à juste titre d’ailleurs – des privilégiés: les gens de l’État-major, mais aussi les artilleurs, les brancardiers qui n’arrivent pas assez vite, les  » planqués  » des cantonnements, vaguemestres, coiffeurs, vétérinaires, pharmaciens, et surtout les gendarmes. Cette attitude est perceptible à partir de mars 1915, après les vagues d’attaques meurtrières contre les Eparges. Genevoix tente d’expliquer et de justifier ces sentiments:  » Injustes, nous l’avons été. Nous avons envié l’indigne bonheur des autres, laissé nos cœurs battre trop fort, comme s’ils se fussent cabrés contre notre destin. A Dieue, comme aux Eparges, nous sommes fantassins du 106; cela aussi, il faut tâcher de le comprendre: une immense solitude, aussi longue que notre guerre, que pour chacun de nous, sa guerre. »

La fraternité, sentiment largement artificiel, créé pour compenser l’horrible solitude des combattants ? Sentiment réconfortant pour faire oublier les divisions de l’époque précédente, comme le pense François Caron dans La France des patriotes (Fayard 1985) ? Je ne le crois pas, du moins pour Genevoix. Elle est devenue la seule valeur positive engendrée par la guerre et la justification du témoignage qu’il n’a cessé de porter.

A travers les propos des soldats et des officiers, à travers son propre discours, Genevoix ne laisse rien ignorer de ce que l’on pourrait appeler le moral des troupes dont l’État-major, la censure militaire et la grande presse se préoccupaient fort.

 Le moral des troupes dans la première année de guerre.

L’obéissance.

L’ordre du jour de la bataille de la Marne, le 6 septembre 1914, était rédigé en ces termes:  » Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer » Pour Genevoix et ses hommes l’obéissance va de soi. Mais celle-ci se mérite et, à son arrivée au front, les hommes de sa section le jaugent et le jugent  » d’un regard attentif, sans malveillance, mais très aigu. » De son côté, le jeune officier éprouve pour ses hommes blessés de la pitié et presque de la tendresse:  » Presque tous, dit-il lors d’un des premiers assauts à Sommaines, fin août 14, me font l’effet d’enfants, des enfants qu’on voudrait consoler, protéger. » Au-delà de la sensibilité individuelle d’un homme qui n’est pas un officier de métier, on peut retrouver, dans ces propos, l’écho de l’article de Lyautey, paru en 1891, et largement diffusé dans l’armée, sur le rôle social de l’officier, rôle de tuteur et de guide qui ne peut être fondé que sur la confiance et l’affection. Pour Genevoix, le chef est celui  » qui surveille en camarade, et qui soutient aux heures difficiles de sa constante présence. » Cette attitude est payante puisque le 24 septembre, Genevoix se réjouit d’avoir une belle section de bataille.

Pourtant la discipline est rude. Les cours martiales ont été rétablies en septembre 14 et elles condamnent les déserteurs sans susciter de commentaires chez les officiers ou les soldats, comme en témoigne un épisode qui se situe dans la période du 14 au 16 octobre 14. Le régiment est cantonné sur un plateau désertique, au N.E de Mouilly.

 » Soudain, brutale et proche, une salve déchire l’air tranquille du matin. Des têtes apparaissent au ras du sol, des têtes aux yeux étonnés dont le regard interroge. Porchon me dit:

« – C’est cela, hein ?

– Oui… Tu es tout pâle.

– Toi aussi. »

Un énorme silence s’abat sur nous. Quelques secondes passent, solennelles, interminables. Et, toute grêle, toute nue, dans l’air immobile, la détonation d’un revolver crève, comme une bulle, à la surface d’un étang.

 » Oh ! dit Porchon. Le coup de grâce. »

On vient de fusiller un des nôtres. »

On notera l’émotion retenue des deux personnages et la solidarité discrète du narrateur qui ne se manifeste qu’à travers l’emploi du possessif.

Au long de la première année de guerre, si l’obéissance demeure sans faille, la mentalité des troupes évolue vers une attitude plus critique.

 La distance critique.

L’évolution des soldats.

Les hommes parlent peu, mais ils n’en pensent pas moins. Leur réprobation, lorsqu’on les oblige à une intempestive séance de maniement d’armes, se traduit par

 » un regard de muet et de poignant reproche  » lancé à leur lieutenant.

Mais il leur arrive aussi d’exprimer leur colère: ils ronchonnent au cours d’une marche épuisante qu’ils avaient pourtant d’abord commentée avec humour. Mais peu à peu l’humeur se substitue à l’humour, et, plus tard, Genevoix, notant qu’ils recommencent à grogner, les reprend sèchement:  » Vous ne savez rien et vous rouspétez déjà. » Les soldats ricanent – jaune – lorsqu’on exige qu’ils rectifient la position en arrivant au cantonnement après une période éprouvante en première ligne. Ils bougonnent lorsque le tir des artilleurs est mal réglé. Mais le choix des verbes qui décrivent leur comportement traduit plutôt des mouvements spontanés de mauvaise humeur qu’un mécontentement permanent. Jamais ils ne se livrent à une critique argumentée de l’institution militaire, encore moins à un refus d’obéissance.

Pourtant la prise de conscience existe, et Genevoix le note le 22 mars 1915, après les contre-offensives à répétition lancées pendant plus d’un mois contre les Eparges.  » Le pire, écrit-il, le terrible, c’est la clairvoyance des hommes, lente à s’éveiller mais qui s’éveille. Est-ce qu’on s’aperçoit qu’elle s’éveille ? » C’est alors que s’amplifient – parce qu’elles sont maintenant dites – les critiques des soldats, non contre la guerre elle-même, mais contre certaines catégories de militaires dont j’ai déjà parlé: membres de l’État-major, gendarmes, planqués divers, ou considérés comme tels, et que naît le sentiment d’une prodigieuse injustice exprimé dès février 1915. Les soldats vivent la haine au cœur, comme on le voit dans l’épisode de Bamboul, brave homme au demeurant, mais qui se réjouit de la mort, sous ses yeux, d’un gendarme qui le prenait pour un  » débineur « . Et le narrateur comprend cette réaction:  » C’est la guerre, simplement: une autre lueur dont elle s’éclaire, une percée dans l’ombre où se cache son vrai visage. Toute sa hideur, nous ne la connaîtrons jamais, » dit-il.

L’attitude des officiers.

Il s’agit ici des officiers de terrain, essentiellement des lieutenants, que Genevoix côtoyait dans son régiment. La distance critique dont ils font preuve est à usage interne. Ravaud, lieutenant de la 8ème Cie, s’emporte contre les artilleurs qui tirent trop court et il n’en reste pas là:  » Voilà trois fois que j’envoie prévenir, c’est comme si je chantais. Je vais moi-même au P.C. et je fais du barouf jusqu’à ce que nos canons nous foutent la paix » ( mi-octobre 14 ). Les officiers fulminent aussi contre le mépris dans lequel le Haut-Commandement tient les hommes, que l’on entasse, selon le mot de Porchon, dans de véritables égouts collecteurs, alors que ces troupes sont placées en réserve. De plus, l’ignorance dans laquelle on tient ceux qui vont risquer leur vie, et aussi bien les officiers que les hommes de troupe, est ressentie comme une humiliation insupportable qui est à maintes reprises soulignée.  » A chaque coup, dit le lieutenant Jeannot, les civelots sont prévenus avant nous » (janvier 1915) Et Genevoix, dans un article publié dans Ouest-France en 1954 réitère ce reproche:  » Du 6 au 10 septembre, ces hommes-là se sont faits hacher. Et ils ne savaient toujours rien. L’ordre du jour de Joffre qui eût dû les galvaniser, ils ne l’ont connu qu’à l’arrière, quand tout était fini et gagné. »

Mais symétriquement, l’État-major ignore tout des véritables conditions de la guerre sur le terrain. Genevoix a indiqué, dans des textes ultérieurs, sa crainte de voir les historiens n’utiliser que des documents empruntés aux archives militaires pour écrire l’histoire de cette période. C’était, selon lui, donner une image mensongère de la guerre, en occultant les réalités quotidiennes des combats. Pannechon exprime sa colère:  » D’abord, mon lieutenant, ceux qui nous ont défendu d’tirer, est-ce qu’is sont v’nus s’rendre compte sur place ? Pensez-vous ! C’est toujours pareil! Ceux qui savent pas, c’est juste ceux -là qui commandent. » Le narrateur commente l’ordre de ne pas tirer de la manière suivante:  » Toujours le même dogmatisme raide, la même fate confiance en soi, le même refus de se soumettre aux faits. » Mais une partie du texte fut censurée dans l’édition de 1916 et le découpage si habilement fait que le jugement du narrateur que je viens de citer changeait de cible et semblait en fait s’appliquer aux propos de Pannechon.

Mais les critiques les plus aiguës visent des ordres jugés inapplicables. Porchon s’indigne, mais il obéit lorsqu’on lui ordonne de faire creuser, en six jours, un abri pour mille hommes sur une colline bourbeuse, en première ligne. Tout en la déclarant impossible, il ne remet pas en cause sa mission. Cependant, le regard qu’il échange avec le commandant Sénéchal en dit long. Tous deux pensent que la construction de cet abri n’est pas un problème arithmétique (un cubage de terre à faire enlever par un nombre donné d’hommes) mais un problème humain (cinquante hommes motivés et connus du lieutenant abattront le travail mieux et plus vite que quatre cents tire-au-flanc commis d’office). Le narrateur, qui observe la discussion sans intervenir, décrit la cohue qui patauge, et parle d’une pagaille fangeuse et molle. Le choix des termes vaut prise de position.

Tout au long des 682 pages de Ceux de 14, le narrateur exprime – par devers lui – des critiques qui lui valurent de voir son texte caviardé plusieurs fois: par exemple quand il parle du manque de nourriture qui oblige les hommes à déterrer des raves pour pouvoir manger, ou quand il s’indigne des sanctions injustes qui frappent des soldats accusés de s’être mutilés. Genevoix les appelle alors « mes pauvres braves ulcérés ». Il dénonce l’utilisation, lors des assauts, de troupes épuisées, ce qui augmente les pertes. D’ailleurs, en mars 1915, Genevoix est regardé avec suspicion parce qu’il ménage trop ses hommes et que sa section a eu moins de pertes que les autres. On a fait le même grief à un colonel  » parce qu’il éprouvait une souffrance chaque fois qu’un de ses hommes mourait et qu’il a eu l’orgueil de ne s’en point cacher. » En décembre 1914, en voyant passer de jeunes recrues, il s’interroge sur le rôle des officiers-instructeurs.  » Ils sont allés vers eux pour mieux les prendre, pour les contaminer, avait-il écrit dans la première édition; formule qu’il a ensuite supprimée. Il a envie de dire au lieutenant Sève que ce qu’il fait n’est pas bien: on ne conduit pas ainsi des garçons de vingt ans à la mort.

Mais ces critiques et le souci de ses hommes restent, comme le dirait Pascal,  » une idée de derrière la tête » qui ne remet pas en cause l’obéissance extérieure. Une seule fois pourtant, Genevoix va exprimer son opposition à l’un de ses supérieurs. Le 14 mars 1915, il écrit:  » Toute la nuit, je me suis débattu, âprement, dangereusement (la suite a été censurée) contre un chef mesquinement buté que le sang-froid et la raison avaient abandonné ensemble. « Et si la révolte éclate, c’est dans des lettres, et tout à la fin de son séjour au front, comme si, malgré tout, il dissociait son rôle d’officier et ses sentiments privés. 22 mars 1915,  » J’ai vu trop de choses dégoûtantes pour être dupe encore des mots. Pourquoi nous battons-nous et de cette façon ? Pour défendre quoi ? Gagner quoi ? Dix mille morts par colline, est-ce que c’est ça qu’on veut ? »

Comment peut-on expliquer cette attitude où se mêlent esprit critique et obéissance, défiance à l’égard de l’armée et patriotisme ? D’abord par l’éducation donnée à cette génération de 14 par des instituteurs, dont Genevoix, dans un article adressé au colonel Cailloux, souligne à la fois le patriotisme intransigeant et l’autorité morale.  » Ils ont ainsi préparé leurs élèves à leur rôle de citoyens et d’abord à leur devoir », écrit-il. Ensuite par une attitude que je comparerai à celle du philosophe Alain. On pourrait dire que Genevoix accorde son obéissance en refusant son assentiment profond (à coup sûr au printemps 1915), tout comme Alain veut bien obéir aux ordres mais refuse de respecter ceux qui les donnent. (Mars ou la guerre jugée 1921). L’officier, entraîné par ses études à l’esprit critique, est resté un homme, capable, malgré la guerre, d’exercer sa clairvoyance et sa raison et d’offrir à l’institution une obéissance sans illusion. Au sein de l’inacceptable, il est obligé de faire des choix et de dire ce qu’il refuse.

La condamnation du pacifisme.

Genevoix, dans Ceux de 14, croque habituellement ses personnages sur le vif. Il saisit au vol, en de très brèves descriptions, une attitude, un geste, une particularité langagière qui font du personnage un être unique et reconnaissable entre les autres. Une seule fois, il a dérogé à ce principe pour construire un personnage qui incarne une idée: c’est Durozier, le pacifiste.

Notons d’abord que celui-ci apparaît assez tardivement dans le récit, comme si les idées qu’il exprime n’étaient pas représentées, parmi les combattants, avant novembre 14. Durozier a pour arme principale la parole. Il manie des mots abstraits, le progrès, les fins de l’homme, la guerre comme régression. Et sa  » conférence  » est écoutée. Un homme l’approuve. Mais le narrateur disqualifie l’orateur et le sympathisant en traitant Durozier de lâche et l’autre  » de gnome louche « .

Début janvier 1915, nouvelle intervention de Durozier pendant que les troupes sont enterrées dans la boue de la Tranchée de Calonne. Son langage est, cette fois, beaucoup plus populaire: Il dénonce  » les pieds gelés, la caisse malade, la gueule démolie, une croix de bois en haut d’la côte… Où est-il, le dernier couillon qui croit encore en r’venir ? » Son discours prend ensuite une coloration nettement politique car il accuse  » l’internationale noire, les ventres dorés, les requins » c’est-à-dire l’association de l’armée et de la finance pour exploiter le prolétariat. Mais il est seul: le silence des autres équivaut à une désapprobation. Pourtant, quand il s’agit de lui faire une place près du feu, personne n’hésite et si les soldats le traitent à son tour de  » pauv’couillon « , le narrateur, à travers la description de Durozier gluant, grelottant, transi, lui accorde, sinon son estime, du moins sa pitié.

Mais le pacifisme de Durozier cache surtout un défaitisme profondément déstabilisateur. Il ricane en démontrant les injustices du système afin de détruire le moral de ses camarades.  » Plus vous aurez trinqué, t’entends, plus vous aurez fait vos preuves, comme ils disent, plus on vous f’ra trinquer encore. » Cette fois-ci, ce discours suscite l’opposition de deux soldats. C’est qu’on est à huit jours d’un assaut probable et qu’un tel comportement n’est plus acceptable. Mais le silence qui suit est lourd et Genevoix s’interroge sur les répercussions profondes de tels propos au moment du combat.

La dernière apparition de Durozier dans le récit se situe le 18 mars 1915. Il est blessé. Le texte décrit une transformation complète du personnage et surtout du regard porté sur lui par le narrateur.  » Penché sur lui, j’ai serré longuement ses deux mains. Des larmes roulaient sur son visage, où le martyre posait comme une lumière terrible. Il a murmuré, de la même voix autoritaire et suppliante:

 » Tu ne m’en veux plus ? »

Je n’ai pu que serrer ses deux mains davantage; et je me suis senti bien peu de chose devant lui. »

La constitution de ce personnage apparaît comme le théâtre d’un conflit idéologique. Les hésitations sur le type de langage à lui attribuer traduisent les incertitudes de Genevoix: les théories pacifistes sont-elles le fait d’intellectuels dévoyés (1ère apparition du personnage) ou de la classe ouvrière fascinée par la propagande cégétiste du Manuel du soldat, largement diffusé dans les années 1908 (apparitions suivantes) ? On a affaire à une création instable, non pas dessinée d’après nature, mais utilisée à des fins idéologiques, le pacifisme étant associé au défaitisme et par là même discrédité. Mais à la fin de son séjour au front, si Genevoix condamne toujours une telle idéologie, du moins absout-il le pécheur au nom des souffrances partagées. L’emploi du mot  » martyre  » signale, avec le tutoiement et le serrement de mains, l’entrée de Durozier dans la fraternité, sorte de version laïque et terrestre de la communion des saints.

Ainsi est né un unanimisme qui efface les clivages politiques et qui annonce les slogans des associations d’Anciens Combattants.

La guerre a donc fait naître un écrivain. Elle a, en effet, imposé à Genevoix une métamorphose intérieure, une sorte de nouvelle et douloureuse naissance, mais surtout une ardente obligation: celle du témoignage par fidélité à soi-même, à son passé et aux camarades de combat. Alfred Fabre-Luce a écrit de Genevoix  » que les morts lui avaient légué leurs vies interrompues et qu’il avait su en faire un bon usage. » (Article au Figaro, non daté).

Un des pans de l’œuvre de M. Genevoix, le « côté Meuse », pourrait-on dire, est donc voué à la parole vivante qui fixe des expériences de la guerre dans leurs dimensions les plus singulières et transmet un témoignage qui vaut pour toute une génération mais se méfie des idéologies. Œuvre toujours à reprendre, puisque cette expérience est, par nature, incommunicable. C’est pourquoi les fulgurances de la guerre apparaissent, sous le sceau du pacte autobiographique, dans Au cadran de mon clocher ( 1960 ), Jeux de glaces ( même année ), Une étoile entre toutes brillante ( 1969 ), La Mort de près ( 1972 ), Trente mille Jours ( 1980 ). Ces œuvres expriment d’abord la haine de la guerre et l’amour pour ceux qui l’ont faite. Elles exaltent aussi la fierté d’hommes libres et une  » notion de l’homme qui refuse d’abaisser le malheur et la souffrance vers la passivité du troupeau (Allocution d’ouverture du colloque de Verdun le 6 juin 1975).

Notons, et ce n’est pas un détail, que Genevoix n’a jamais utilisé la forme romanesque pour évoquer directement la guerre, comme s’il s’interdisait tout arrangement fictionnel: cette réalité-là dépassant, en effet, et de loin, toute fiction. Celle-ci apparaît dans quelques romans, mais comme un arrière-plan. Par exemple, elle est vue de l’arrière et par les civils, dans Jeanne Gobelin (1920). La Joie (1924) décrit la réinsertion difficile des Anciens Combattants, et dénonce l’exploitation politique de leur détresse ainsi que les clivages idéologiques qui les séparent. H.O.E. (1931) évoque le séjour à l’hôpital et la dure convalescence d’un lieutenant qui regarde avec ironie et amertume la société de l’après- guerre dont il se sent exclu. (Précisons que Genevoix n’a pas voulu inclure dans ses œuvres complètes ce roman dont il regrettait le ton révolté et désespéré.) Enfin, Raboliot (1925) présente sans doute l’ancien combattant le plus célèbre et le plus méconnu, ce statut expliquant peut-être la haine du personnage pour les gendarmes et les gardes-chasse.

Mais la guerre ne constitue pas seulement un thème récurrent dans l’œuvre de Genevoix; elle est à l’origine de la conception qu’il se fait de la fonction du romancier.

 » Je ne peux pas ne pas songer, écrit-il dans Un jour (1977) au débat intérieur qui a orienté puis fixé le parti qu’allait prendre l’écrivain-témoin que j’étais. ( …) Assister du dehors m’était tout à la fois interdit et impossible. Je participais, j’étais pris, je vivais. Ainsi mon témoignage, au détriment de la liberté glacée qu’il devait abandonner, en gagnait-il une autre, de loin plus profonde et plus chaude qui m’a été compagne et soutien. »

Cette liberté créatrice est l’apport du  » côté Meuse  » au  » côté Loire  » de l’œuvre de Genevoix. C’est ainsi que l’œuvre du temps de guerre a fécondé celle du temps de paix.

Une réflexion sur “Paroles de soldats et discours d’officiers. Communication de Marie-Françoise Berrendonner, professeur de lettres.

  1. Quelle finesse d’analyse et quelle belle connaissance de l’oeuvre de Genevoix ! Merci pour ce texte lumineux et sensible sur les valeurs et postures animant « Ceux de 14 ».

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