Hommage à Genevoix

Genèse d’une œuvre : aux sources de Ceux de 14, les carnets inédits de Maurice Genevoix. Par Gérard Canini

Je me souviens de Ceux de 14 vous propose de redécouvrir l’Hommage à Maurice Genevoix édité en 1981 par le Comité National du Souvenir de Verdun « Une jeunesse éclatée, de La Vaux-Marie aux Eparges », et réalisé par Monsieur Gérard Canini, agrégé de l’Université.

L’association remercie infiniment le Mémorial de Verdun pour son aimable autorisation.

Genèse d’une œuvre : aux sources de Ceux de 14, les carnets inédits de Maurice Genevoix. Par Gérard CANINI

Les « Carnets inédits » de Maurice Genevoix que nous avons eus entre les mains (1) se composent en fait de trois parties distinctes :

Le carnet de route proprement dit. Nommons le Carnet I. De format 8×12 cm recouvert d’une mince toile noire, il comprend 28 feuillets non paginés entièrement utilisés. Il couvre la période du mardi 25 août 1914 au lundi 1e février 1915 (2). Les trois derniers feuillets sont occupés par des notes diverses et des caricatures étonnantes de finesse et de précision où l’on peut reconnaître un portrait d’Anatole France, ainsi que deux tableaux d’effectifs de sections qu’il commanda et où on reconnaît les noms de ses personnages : Fannechon qui sera Pannechon, Petitfrère qui deviendra Petitbru, Bioret qu’il écrira Biloray, etc. Ce carnet a été rédigé à l’encre et au crayon mais l’auteur a repassé ensuite la plume sur le tracé au crayon.

Le deuxième carnet (Carnet II) est plus volumineux. Également recouvert de toile noire il est du format 10,5 x 16,5 cm. Les quatre premières pages ont été arrachées. Il comporte en tout 46 feuillets non paginés qui se décomposent ainsi :

  • 37 feuillets rédigés entièrement,

  • 8 feuillets – dont deux blancs – portent des notations diverses, quelques caricatures, un poème intitulé Impromptu et daté du 11 octobre à la nuit.

Ce carnet s’ouvre sur les notations classiques d’un chef de section : ordre de bataille de la 27è compagnie de dépôt (106è R.I. À Châlons) ordres et instructions diverses, programme de reprise en main de ses hommes (lundi : évolution de la section au combat (…), mardi : marche, manœuvre, etc.) une liste de lectures qu’il compte probablement emporter dans ses cantines car on note parmi elles Candide qu’il relira aux Éparges (3).

Mais en réalité, l’essentiel de ce Carnet II n’est rien d’autre – feuillets 4 à 37 – que le premier jet original de Ceux de 14 qu’il intitulera d’abord Toute la campagne d’un fantassin 25 août 1914 – 25 avril 1915 – et sous-titrera : Dans la lutte. Août 1914 – Avril 1915. Une note précise d’ailleurs – lorsque le titre définitif Sous Verdun eut été trouvé – que toute « cette partie du manuscrit a été écrite sur le front dans les intervalles de repos. Les toutes dernières pages seulement à l’hôpital après blessures. La suite (sur feuillets détachés paginés de 1 à 69) au cours de ma convalescence à Châteauneuf (4) ». Le texte de ce manuscrit est écrit très serré, alternativement à l’encre et au crayon ; mais l’écriture de Genevoix, admirablement fine et petite, est très lisible.

La troisième partie des Carnets se compose de pages séparées – écrites recto-verso d’un papier différent (format 10,5 x 14,5 cm) que nous appellerons Feuillets. Tout d’abord, la copie traduite d’une lettre d’un officier allemand du 54è R.I. reprise dans son journal allemand. Ensuite, deux séries de feuillets paginés de 1 à 10 et de 1 à 7, donc 17 au total, qui recouvrent la période du 28 août 1914 au 22 avril 1915. Ces notes – bien que d’une pagination différente – se recoupent parfois. Il semble bien qu’il ne s’agisse pas là d’un carnet ou d’un journal proprement dit mais d’une sorte de double d’une correspondance – ou de notes destinées à une correspondance – vraisemblablement adressée à son frère René et à son père. Il écrit en effet le 7 octobre 1914 : « Je t’écris en même temps qu’à papa… » Et aussi à Dupuy, le directeur de l’Ecole normale supérieure à qui le liait estime et amitié : « Lorsque la porte de ma cellule de l’Hôpital militaire de Verdun s’est ouverte un matin sur les visages tant attendus, Paul Dupuy accompagnait mon père. Depuis trois mois, tout au long des boucheries des Éparges, tout ce que je devais épargner aux alarmes de l’un, c’est à l’autre que je l’écrivais. » (Trente mille jours, p.180).

Mais ces notes ont un double intérêt majeur.

En premier lieu, le lieutenant Genevoix s’y livre plus entièrement ; on y lit à la fois sa colère, ses tristesses, ses souffrances, et l’affreuse solitude. A ce titre, c’est un document exceptionnel sur ce que ressentait l’auteur engagé dans l’action.

En second lieu, ces textes constituent des matériaux probablement complétés par la correspondance où le créateur puisa pour nourrir l’oeuvre d’art. Il suffira pour s’en convaincre de comparer les extraits des feuillets que nous publions avec les pages correspondantes de l’oeuvre achevée dans Ceux de 14 (aux dates indiquées). On pourra alors faire le départ du travail de création – mais une création qui ici se nourrit d’une expérience douloureusement vécue et ressentie jusqu’à ses plus extrêmes vibrations par une sensibilité exceptionnelle. On verra, du reste, dans ces notes brèves, combien Maurice Genevoix était lucide dès cette date sur les erreurs psychologiques du commandement : abus de la résistance des hommes, retour aux mêmes endroits de misère (erreur que le Général Pétain veillera à éviter à Verdun). On verra aussi combien l’amour de la nature, consolatrice et apaisante, transparait chez lui et annonce déjà l’oeuvre future. On lira la nostalgie poignante et la douleur d’une âme frémissante devant l’injustice de la souffrance infligée aux hommes.

Il est à peine besoin d’insister sur l’importance de ces Carnets et feuillets pour l’étude de l’art de Genevoix. Une édition commentée de Ceux de 14 qui se révèle maintenant indispensable ne pourra désormais se dispenser de recourir à ces premiers textes.

 Outre des extraits des Feuillets, nous publions quelques passages du carnet de route proprement dit du Carnet I. Il est surtout composé de notes brèves et précises. Le tracé – hâtif – des mots révèle les notations prises sur le vif – à chaud. Le seul passage qui soit un peu plus long et mis en forme, c’est précisément un des rares qui a du être rédigé au soir des faits relatés. Il s’agit de l’attaque en forêt du 24 septembre où se situe l’épisode de l’impact d’une balle qui le frappe et qui se trouve amortie par un bouton de l’uniforme. On pourra aisément, en se reportant à Ceux de 14 – aux dates indiquées – voir comment la brève teneur de ce carnet a donné naissance à un récit construit et comment ses observations aiguës et précises sont intégrées dans la rédaction définitive.

L’autre intérêt de ce carnet, c’est qu’il a servi de guide et de repère à la rédaction du premier jet de Ceux de 14. Il est – en quelque sorte – la semence de l’esprit d’où jaillit l’oeuvre accomplie comme la racine donne naissance et supporte l’arbre. En effet – après coup – un premier découpage de la matière du carnet partage l’ensemble en cinq volumes que comprendra la première édition. On y décèle également les tâtonnements à la recherche du titre définitif de l’oeuvre. Il semble bien cependant que Maurice Genevoix se soit assez vite arrêté à la distribution du récit tel que nous la connaissons. Une mention – datée du 6 mai 1916 – (donc pendant sa convalescence) fait état de : I. Sous Verdun. II. Quartiers d’hiver. III. Les Éparges. De même qu’il dut travailler avec la constante pensée de ses camarades tués et en particulier du souvenir de Porchon. Le Carnet II porte en effet la mention suivante :

 A la mémoire de mon ami Robert Porchon cité à l’Ordre de l’Armée pour sa « bravoure admirable » tué aux Éparges le 20 février 1916.

 Il est fascinant d’observer combien un aussi mince carnet de route – griffonné plutôt que rédigé – a pu donner naissance à ce vaste ensemble que sont Ceux de 14. Cette simple constatation suffirait à établir la force du talent d’écrivain de Maurice Genevoix. Il est vrai aussi que pour construire son témoignage, il eut le douloureux privilège de « comprendre avec sa chair ». C’est ainsi que Ceux de 14 réussit le prodige de nous faire comprendre l’incommunicable.

Feuillets (inédits)

 12 février 1915. (de Verdun). Je suis arrivé à 11 heures ce matin. Je me suis fait photographier, oui mais voilà ! Ce ne sera pas moi dans ce que je suis d’ordinaire : tu verras derrière mon dos l’affreux décor des photographes professionnels – et non pas les vallons accoutumés et les « Hauts » à quoi nous nous tenons en face des Boches, – non plus notre forêt et notre carrefour aux grands arbres morts où nous passons nos quatre jours de 2e ligne.

 25 février. Je viens de traverser des moments d’angoisse et de souffrance épouvantables. Angoisse physique d’abord. J’aime la vie, je tiens à la vie de toute ma puissance d’aimer et quand je voyais sauter en l’air et retomber à mes pieds une tête dans un passe-montagne ou quand je recevais sur la main une langue avec toute l’arrière-gorge j’avais l’ angoisse physique, très violente, de sauter en morceaux, toute ma chair déchiquetée par lambeaux. Tu vois cette chose ?

Puis angoisse morale – souffrance du cœur : voir mes propres hommes disparaître les uns après les autres – les entendre – toute une nuit m’appeler avec des voix d’enfants, pleurer, me supplier de les faire emmener, de leur couper le bras tout de suite si je ne voulais pas qu’ils meurent, de leur prêter mon revolver si je ne pouvais pas les achever moi-même… Je t’assure que c’est un vrai supplice, un vrai.

Comprends que depuis six mois je m’étais attaché à tous ceux-là ; que je les aimais, réellement de tout mon cœur. Récompense chaude et précieuse que leur dernière poignée de main, appuyée, que leur long regard heureux et reconnaissant quand on les a emportés le matin tout pantelants et rouges de leur sang versé. Et puis, et puis Porchon est mort. Blessé légèrement il allait se faire panser, il a été tué : un éclat d’obus lui a ouvert la poitrine juste comme il arrivait aux abris.

 28 février. … J’ai dû prendre une compagnie décimée, privée de cadres, privée surtout de comptables. Je n’y connaissais rien en comptabilité. Alors il a fallu qu’après de terribles journées je travaille beaucoup pour me mettre au courant. A présent je respire. Je ne suis même pas fatigué. Et vraiment j’ai un corps qui m’épate moi-même : je rends justice à ma résistance…

Je ne sais pas… les jours vont encore s’accumuler, gros de dangers toujours et lourds de menaces. Mais tu vois j’ai confiance aussi pleinement que dans le passé… Plus que jamais le courage doit être patient, l’espoir calme. Il ne faut pas de fièvre. La guerre nous aura donné une vertu : la résignation.

Résigné à vivre loin de vous tous, résigné à souffrir, résigné à braver chaque minute les formes innombrables et diaboliques de la mort, résigné à perdre mes camarades les plus chers sans avoir même le temps de leur donner toutes mes larmes.

 11 mars. Reçu musette, pèlerine caoutchouc, ciseaux à ongles, bandes molletières verdâtres à teinte écoeurante. Demande de montre.

– Je suis lieutenant. Pas encore officiel.

– René (5) peut s’engager – Envoi de photos de Verdun (…).

 15 mars. … Il m’en faut à moi du courage pour ne pas faiblir en ce moment. Il faut que je me réfugie dans le souvenir de ceux que le danger ne menace pas et que je reverrai un jour. Mais il ne faut pas, il ne faut pas que ma pensée s’en aille vers les bons camarades à qui la guerre, la fatigue, les combats et les menaces de la mort bravée ensemble m’a peu à peu attachés. Comme il y en a qui sont tombés ! Et pour un de ceux-là pas un ne reviendra ! Il y avait des gens qui les aimaient et qui croyaient les revoir un jour. Fini ! Ils ne reviendront plus jamais ! Une boîte close, un peu de terre. Et la pluie tombera. Le soleil. La neige. Les brouillards : les saisons reprendront leur cours impassible. Il n’y aura plus qu’une petite croix de bois, un souvenir au cœur des camarades et des parents ; des larmes brûleront des yeux. Et puis lentement, insensiblement, leur image s’effacera dans les cœurs qui l’auront gardée. La mort deviendra tristesse paisible. Et quand ces cœurs auront vieilli et quand à leur tour ils cesseront de battre, ce sera fini, fini, fini.

 22 mars. Nous aurons encore à nous battre. Et j’ai assisté à des scènes qui m’ont rappelé celles de février encore toutes proches. Presque rien comme bombardement : nous sommes tout près de Metz, et les Boches se ravitaillent en munition très facilement. En une nuit, en quelques heures ils amènent autant de batteries qu’ils veulent et ils tapent. C’est pour nous une dure situation, fatigante moralement plutôt que physiquement et qui nécessitera certainement un repos général assez long du régiment. Nous avons des docteurs qui n’ont pas d’énergie, ou qui ont trop le souci de leur carrière : sans quoi il y a longtemps déjà que nous l’aurions eu ce repos attendu.

J’ai vu trop de choses dégoûtantes pour être dupe encore de certains mots qui impressionnent les niais. Il est beau de se battre, de se sacrifier pour un idéal, il est stupide de se battre pour le 5e galon ou pour les feuilles de chêne d’un égoïste. Depuis le temps que dure cette guerre de tranchées les convoitises se sont démasquées. C’est la vie de garnison en ce qu’elle a de bas et de révoltant : les professionnels cherchent à se faire voir et à se pousser par n’importe quel moyen. Et je ne trouverais rien à dire là contre si toutes leurs entreprises ne se soldaient par la mort inutile de braves gens que d’autres aiment.

Le pire est que ces braves gens sont clairvoyants et que si cet état de chose se prolonge la vertu qui fait d’eux les admirables soldats qu’ils sont périra : ils perdront l’enthousiasme.

Je te dis simplement ce que je pense parce que je l’ai observé jour à jour jusqu’à ce que ma conviction soit faite. Je ne m’indigne pas, ou plutôt je ne m’indigne plus. Je sais trop déjà à quoi m’en tenir sur la réalité des vertus que la guerre devrait exalter pour être surpris que la guerre exaltait monstrueusement, en vérité une tare commune à presque tous : l’égoïsme. Mais j’ai le droit de laisser ces gens pour ce qu’ils valent, et de les mépriser de toutes les forces que j’ai pour admirer et pour aimer. Je suis serein, je reste moi-même nullement diminué ni abattu pourvu que je connaisse des êtres bons que n’atteindra jamais cette bassesse du plus grand nombre… Je crois qu’ après-demain matin nous quittons la 2e ligne pour aller au repos 4 jours…

J’en profiterai pour envoyer les 6 portraits (6).

 23 mars. Nous avons eu cette journée un temps de printemps adorable, trop lorsqu’on est en guerre. Plusieurs fois déjà, depuis le commencement de ce mois j’ai eu cette impression pénible. La guerre est vraiment une chose ignoble : voilà des brins d’herbe qui montrent le bout de leur nez sous les feuilles mortes, des bourgeons qui essaient de s’ouvrir et laissent voir, par les craquelures de leur corset brun, leur chair frêle. Et il y a des taillis dans notre forêt qui tendent déjà à travers les chemins des réseaux de petites feuilles légères, légères et lumineuses ; les noisetiers ont des chatons à toutes leurs branches. Sur tout cela du soleil, du soleil clair, gai, tout jeune. Et partout, dans les grands arbres des futaies, dans les buissons au bord des routes, dans le ciel très haut sans qu’on les voie des centaines d’oiseaux pépient et sifflent, roucoulent leur joie.

Le printemps ! Alors pourquoi ces canons, toujours et ces petites détonations grêles, et ces miaulements de shrapnells qui éclatent en nuées autour des aéros ?

En face de mon abri il y a le poste de secours d’un autre régiment : par terre, près du fossé c’est un enchevêtrement de brancards tous tachés de sang brun ; et dans un trou un peu plus loin l’ouate souillée des pansements s’accumule.

… Puisque je ne pouvais fuir loin, là où l’on entendit plus le bruit des canons et de la fusillade, j’ai voulu du moins sortir de mon trou, respirer, flâner au gré de ma fantaisie et surtout chercher de la solitude pour y retrouver mes absents.

Alors je suis parti et j’ai découvert dans la forêt connue des chemins que j’ignorais. J’ai suivi des allées où des mouches, des insectes brillants volaient déjà dans le poudroiement de la lumière.

Je me suis arrêté au bord d’un tout petit chemin avec la certitude que personne ne passerait par là. Je me suis couché sur un lit de feuilles sèches qui craquent et je me suis mis à lire vos lettres…

Mais il a fallu rentrer ; et lentement j’ai refais le chemin (…) au caprice de ma fantaisie. J’ai marché dans le soir calme engourdi encore dans mon rêve et percevant (…) les coups sourds et violents des canons et les claquements des fusils sous les bois.

 24 mars. On m’a apporté ce matin une de ces innombrables notes de bataillon qui sont à présent mon cauchemar. Il a fallu que j’amène ma compagnie hors du village, à la lisière des bois et que je fasse faire des théories sur le tir avec exercices à l’appui. Je rentre à 10 heures et demie. Pan ! Une convocation : des ordres en prévision d’une relève probable ( …).

1e avril. Je viens de passer deux ou trois journées presque agréables. La nuit venue, mes deux sous-lieutenants couchés, je suis tranquille, bien avec moi… L’abri où je t’écris est petit, la porte à ma droite cachée par une toile de tente qui palpite vaguement au vent. A ma gauche une cheminée prussienne que nous avons amenée hier matin parce que l’ancien foyer fumait à nous rendre malades. Devant moi le bat-flanc avec la paille sur laquelle je dormirai tout à l’heure. Sur ma tête, des rondins de sapin parallèles. Et j’écris sur une petite table ronde vacillante éclairée par une bougie fichée dans un morceau de pain…

Promenade avec Prat…

 4 avril. Jour de Pâques. Je le note ce jour de Pâques fleuries. Depuis hier il tombe une pluie fine qui par instants se fait violente. Et elle délaie cette pluie maudite la boue épaisse, gluante, collante et lourde des Éparges. Mon appartement c’est une galerie de mine obscure et puante : imagine-toi un couloir étroit long de 1,2m à peu près haut de 1,5 m, des planches sur les côtés et sur nos têtes ; par terre le sol nu. Non tout de même : depuis ce séjour nous avons un peu de paille éparse. Chaque fois qu’un agent de liaison met le pied au dehors il ramène des paquets de boue, la paille est devenue un fumier.

Je suis assis sur un sac les reins esquintés, les jambes ankylosées ; et je griffonne comme je peux, avec, comme pupitre, un bout de planche posé sur mes genoux…

Nous avons encore plus de deux jours à stagner dans ce trou ; sans autre horizon que le carré de planches qui s’ouvre sur la galerie et par lequel je ne vois qu’un bout de pays embué de pluie, gris et sale. On mange froid ce que l’on peut, il y a de la paille dans les assiettes et dans les quarts, de la poussière partout, impossible de se laver.

Pourtant on se prend à souhaiter que cela ne change point car c’est actuellement ce qu’aux avant-postes nous pouvons avoir de moins saumâtre. Pense que nous pourrions être des journées sous cette pluie pénétrante et qui ne cesse point dans une tranchée sur laquelle les obus tombent avec la même persistance que la pluie. Dans notre galerie infecte on ne mouille point et il faudrait un hasard vraiment extraordinaire pour qu’un obus nous atteignît. Je ne suis pas à plaindre et ma vie actuelle est enviable puisqu’elle est la meilleure possible sur notre première ligne.

(…) Je ne sais toujours pas quand nous aurons quelque repos : des renforts, une citation à l’ordre du jour du régiment et « on remet ça » comme disent mes hommes. Est-ce une méthode ? Je crois, moi, que c’est dangereusement méconnaître les ressources en force de la moyenne des hommes. Viendra peut-être un jour où le commandement qui gaffe ainsi aura peut-être des déconvenues dont il sera seul responsable.

… On ne peut rien prévoir, rien, rien, et l’on cesse même de chercher à prévoir. Monotonie lorsque nous sommes au calme et chaque fois que nous sortons du calme, de l’horrible.

Il aurait fallu qu’après les combats si meurtriers de février on nous change au moins de secteur pour que ne fléchisse pas la force morale des survivants.

Je suis à ce moment à quelques mètres de l’endroit où Porchon a reçu sa première blessure, à quelques mètres de l’endroit où j’ai perdu presque tous les hommes de la section à la 7e. Comment veux-tu qu’on oublie ces heures si on nous ramène à un jour fixe au coin de terre précisément où nous les avons vécues ? Je crois même que je n’ai plus la même énergie, la même force d’indignation qu’au début de la guerre pour ne pas éprouver un plus vif sentiment de révolte.

Révolte, oui : parce qu’il est possible, parce que je suis sûr qu’il est possible d’agir autrement.

 13 avril 1915. … Encore la tourmente et l’horreur tous ces derniers jours, le 5, le 6, le 7 et jusqu’au 11. A présent c’est fini et je crois bien que nous aurons un peu du repos tant attendu (…).

J’espère que si nous quittons Dieue nous embarquerons. Aujourd’hui aucune prévision qu’un repos de 8 jours minimum.

 17 avril. Nous ne savons pas du tout ce qui nous attend si même nous pouvons compter sur quelque repos. Et pourtant il y a une chose qui m’intéresse énormément : savoir si nous retournerons à ce piton sur lequel nous nous sommes battus pendant deux mois.

Laissons venir les évènements et fions-nous à eux : pourvu que nous restent la confiance et la certitude que je vous retrouverai un jour tout est bien. … Comme les images s’exagèrent dans cette interminable solitude ! Que ma pauvre tête se fatigue, parfois, à ces hallucinations méchantes ! …

 Maurice GENEVOIX

Carnet de route de Maurice Genevoix

(Extraits inédits)

 Jeudi 24 septembre 1914. Dix heures. Un ordre : il faut faire la soupe et se tenir prêt tout de suite. Nous mangeons (à 4 encore) des fayots crus et du bœuf. Onze heures moins dix, nous partons. Mouilly, toujours ; les blessés descendent plus nombreux que jamais, presque tous sont du 67ème. Nous voici dans le bois Phamont : un shrapnell fuse et crible la route. Le caporal près de moi a son sac troué. Joubert (7) est atteint à la cuisse : c’est son quart qui a tout pris.

Ligne de section par quatre. On attend comme toujours. Départ, on franchit la route et la crête, la fusillade se fait entendre – très violente – nous avançons, avançons, les premières balles commencent à siffler et à couper les branches. Blessés : il y en a un dont la mâchoire inférieure a sauté. Le sang file ; un autre tient à deux mains les intestins qui ballonnent la chemise rouge. Un autre arrive en courant, s’agenouille dos à l’ennemi et, la culotte ouverte, retire de ses testicules la balle qui l’à frappé (…) J’occupe avec une section le fossé qui longe la grande Tranchée de Calonne. Paquets de fuyards. En voici du 288ème, et puis du 288ème encore, et puis toujours du 288ème. Ceux-ci avec un lieutenant, blême, révolver au poing. C’est du chiqué ; il bafouille, je le gifle. Il encaisse. Au 67ème maintenant ; ils filent comme des lapins au-delà de la tranchée, parallèlement à elle. J’appelle un sergent. Il cane parce que les balles allemandes fauchent la route. Allons-y du rigolo. Ça réussit. Il traverse triple galop, reins cassés et visage grimaçant. Je l’interroge. Il paraît que tout un bataillon du 67ème se replie par ordre parce que les munitions manquent. Ah ! En attendant le sergent restera avec moi, – et puis ces hommes, et moi ceux-là, et puis ceux-là, tas de rosses ! Le pire est qu’à chaque paquet de fuyards mes hommes à moi s’agitent et se lèvent pour fuir. Je gueule jusqu’à l’aphonie complète. Quand la voix manque je botte les fesses, direction la tranchée.

Des fuyards encore puant la frousse contagieuse. Ils crient quelque chose, à grand peine car on sent qu’ils ont le gosier noué : les Boches sont là ; ils arrivent, ils tournent à gauche, à droite, il y en a partout.

Eh ! Mais est-ce que tout de même ?… leurs sacrées balles claquent en nombre. Et tout à coup leur ranz des vaches et leur tambour grêle, tout près, tout près. Il n’y a plus de fuyards. J’envoie prévenir Porchon qui est à deux pas sur la droite : la liaison revient. Il faut se replier et dare-dare tout reformer un peu sur l’arrière une ligne de résistance assez solide. Je ramène mon monde, en ordre autant que je peux et refais face en avant, en tirailleurs – les mausers recrépitent. J’étends les bras, je vais commander un feu. Juste à ce moment j’aperçois dans une vague éclaircie un uniforme feuille morte, le quart d’une tête, un fusil : han ! Un coup brutal au ventre, quelque chose de jaune et brillant qui jaillit. J’ai plié du coup en ramenant mes mains au corps. J’ai du dire quelque chose comme « ça y est ». Quelques hommes sautent vers moi ; j’en garde un, en tout cas et vais m’asseoir derrière un gros arbre. J’ai un doigt fourré dans le trou de ma capote, je le retire, ça saigne un peu, pourquoi pas plus ?

Parbleu, je ne suis même pas blessé. C’est mon bouton que j’ai vu jaillir ; il a fait dévier la balle qui a coupé mon ceinturon, percé ma capote en deux places, et enfilé un tout petit bourrelet de peau, presque rien. Vite à ta section mon vieux ; tu as déjà l’air d’une andouille ! Et pourquoi pas ? Puisque les Boches n’avancent plus si nous retournions voir un peu par là d’ou nous venons ? J’avance seul pour voir. Tiens ! Là-bas sur la droite il y a des nôtres. Et ils jouent bruyamment du lebel. En approchant je reconnais ce vieux Porchon nez à l’air et pipe aux dents – les mains aux poches, pas de promenade. Mon vieux tu es très chic. Je te dirais ce que j’en pense après.

Pour l’instant je colle ma troupe sur la gauche prolongeant la ligne, les lebel de la section pètent à l’unisson. Je crois que nous travaillons pour quelque chose tout de même.

Retraite générale. Nous suivons. Les régiments se reforment au fond d’un ravin. Nous traversons encore Mouilly et nous nous arrêtons près de la ferme d’Amblonville. Route de Rupt ou l’on reforme à nouveau le 106ème (…) il fait nuit. On parle de réattaquer. Est ce que l’on se rend compte du moral des hommes ! Nous allons prendre place à la sortie Ouest de Mouilly. Je rencontre Laveine. C’est changé : sortie sud sur le chemin de Mouilly. Les distributions. On allume des feux. Peut-être pourrons-nous dormir un peu. 1 heure du matin. Je bois le jus. Sans sucre. Autre mouvement. Nous tournons en tout sens. Direction perdue évidemment et nous arrivons enfin aux abords de la route de Mouilly-les-Éparges, cote 372, ou la nuit s’achève toujours aussi froide.

(J’ai perdu tous mes gradés : Holderbach tué, Paul Majot, Robert blessés.)

(…)

 Samedi 26. Avant-postes. Marche funèbre. Réserve à la guitoune. Les linges sanglants. Le soldat tué en mangeant.

Dimanche 27. Avant-postes. Canonnade inquiétante. Relève Roy (8), ratée dans le noir.

 Lundi 28. Relève. Tranchée de Calonne. Les deux sales petites pièces. Nuit d’abrutissement. Impossible de nous czser Porchon et moi.

 Mardi 29. Rupt. Je trouve un lit. Les confitures à sept sous.

 Mercredi 30. Rupt. Les tranchées.

 Jeudi 1e octobre. Mouilly. Cantonnement. Le soir je m’arrange avec Porchon, Roy pâle. Renforts.

 Vendredi 2. Je suis major. Journée épatante. Le porc. Le linge. Le feu, etc.

 Samedi 3. Nous partons vers midi. La pièce de 90. Avant-postes. 1e ligne nuit relativement tranquille. Décrire le bois. Pas d’abattis.

 Dimanche 4. Les cloches. Casamayor (9) est mort. La fusillade. Le soir fusées. Hallucinations. La pensée de Casa me poursuit.

 Mercredi 14. (…) j’ai une bronchite. Je vais voir Lagarrigue : j’ai une bronchite : il me soigne à l’ipéca ! J’en suis malade. Le gâteau de riz des sous-offs recouvert de farine de seigle. Infect. La guitoune basse de plafond. Il pleut (…)

 Jeudi 15. La vieille hôtesse est « aimable » (…) des voleurs brisent la porte de cave de la vieille et lui volent tout son vin. Désespoir bruyant : « min pauvre infint ! » (…)

 Jeudi 22. Fannechon néglige de m’éveiller. Je cours derrière, avec une boule de pain un bouthéon et un morceau de bœuf froid et carapaçonné de graisse figée. Je rattrape grandement à temps la relève. Nus dépendons du capitaine Gérard. Les Éparges. Prise de possession d’une maison ; nous sommes assez bien. Réseaux de fil de fer que ma section fabrique. Les Boches tiraillent quand on se montre. Des obus aux environs. Ils tirent les vaches. Des gorets cavalent dans la rue croûtés de fange. Je rentre dans l’église. Le chemin de croix colorié ; les statues de plâtre peint ; de la paille partout. Il y a eu là un poste de secours. Plaisir ! Voilà les obus qui tombent sur le village. L’école. Au tableau noir il y a l’énoncé d’un problème : « un marchand a vendu 8,50m de drap 102 F il a gagné 0,75 par mètre. Quel a été le prix d’achat du mètre ? (…) ».

Lundi 2 novembre (…) le régiment change de chef. Une section est sur la tranchée ; abris des hommes infects ; rien pour nous. Puisqu’il n’y a rien nous faisons quelque chose ! Et nous faisons ceci (10). j’y couche le soir avec Fannechon et Chabeau qui me fait un ardent ouvrier. (106. 7°. 1°. 2 nov. 1914. « comme on peut » les moyens que j’ai employés. Corvée de paille à Mouilly (…).

Maurice GENEVOIX

  1. Nous ne saurons assez remercier Madame Maurice Genevoix qui a eu l’extrême générosité de nous confier ces précieux documents afin que nous puissions les examiner à loisir.

  2. Il semble qu’à cette date Maurice Genevoix éprouve quelque lassitude à prendre des notes et cesse de tenir son carnet au jour le jour. On trouve en effet dans Ceux de 14, page 499, daté de janvier 1915 ceci : « cette stagnation me rend stupide. J’ai du mal à présent à continuer le carnet de route que j’avais commencé aux premiers temps de cette guerre immobile en reprenant les notes hâtives que j’avais prises au jour le jour en essayant – avec quel enthousiasme ! – de leur donner chaleur et vie (…) ».

  3. Également : Stendhal La Chartreuse de Parme, Zola La faute de l’Abbé Mouret, Bourget, Le disciple, Courteline, Les gaietés de l’escadron ; Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves ; Voltaire, Zadig, Micromégas, etc. une nette préférence pour Voltaire et un choix quasi exclusif d’auteurs français trahissent la formation du normalien. Avec Courteline il précise avoir lu ce qui – à son époque – pouvait passer pour des récits « sociologiques » permettant de mieux connaître la psychologie du soldat. Souci de futur officier. « Aussi bien avais-je lu Courteline, Descaves aussi et ses sous-offs, Paul Acker et son Soldat Bernard (…) » cf. Trente mille jours, p.104.

  4. Ces feuillets détachés ne sont pas avec les Carnets.

  5. René est son frère. Il sera officier. (Précision due à Madame Maurice Genevoix)

  6. Il s’agit des portraits faits à Verdun. Voir planche.

  7. Un de ses hommes. 4e escouade.

  8. Adjudant Roux dans Ceux de 14. Il sera effectivement évacué pour maladie. (« Roy pâle »).

  9. Normalien. Maurice Genevoix a rappelé son souvenir en d’émouvantes pages dans Trente Mille jours, cf. p.115-117.

  10. Ici dans le carnet, Genevoix dessine la guitoune réalisée. Cf. Ceux de 14, p. 361-362. Voir planche hors texte.

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