Je me souviens de Ceux de 14 vous propose de redécouvrir l’Hommage à Maurice Genevoix édité en 1981 par le Comité National du Souvenir de Verdun « Une jeunesse éclatée, de La Vaux-Marie aux Eparges », et réalisé par Monsieur Gérard Canini, agrégé de l’Université.
L’association remercie infiniment le Mémorial de Verdun pour son aimable autorisation.
L’individu et le groupe dans Ceux de 14 de Maurice Genevoix. Par Léon RIEGEL, professeur à l’Université de l’Océan Indien
Au début du mois d’août, en 1914, l’Europe lance dans la vie militaire une foule de civils aussi mal préparés physiquement que moralement à subir l’épreuve d’une guerre dont la longueur et les conditions sont une surprise pour tous. Le mâle allemand, anglais, français se trouve subitement confronté à un phénomène qui l’embrasse tout entier, corps et esprit, contrôle ses réactions, ses mouvements et ses pensées, cerne dans d’étroites limites sa liberté et enserre son imagination créatrice dans un carcan stérilisant. Quelle que soit sa nationalité, le soldat hâtivement fabriqué à partir de ce civil réagit le plus souvent à l’intérieur d’une gamme restreinte de sentiments comportant à ses extrêmes le fatalisme exprimé par le simple : « c’est la guerre », et la révolte de l’individu dressé contre l’arbitraire presque total d’un conflit de masse hautement mécanisé. L’homme harassé par des efforts gigantesques, des corvées interminables, les souffrances dues au froid, à l’humidité, à la chaleur, à la faim, parfois à la soif, par le danger aussi, cet homme voit ses particularités graduellement gommées. Ses traits saillants s’estompent, son individualité s’efface. La masse haillonneuse et sale qui gîte dans les terriers plus ou moins bien aménagés du front et des arrières immédiats se mue peu à peu en une foule grise que seule la forme de la coiffure parvient à partager entre amis et ennemis. L’anonymat qui s’abat sur l’immense scène du front confère à ce drame aux millions d’acteurs un aspect parfois quelque peu abstrait pour ceux qui ne l’ont pas vécu réellement. La chair qui s’appelle indifféremment François, Karl, Andrew, Maurice, Tom ou Ernst n’émeut qu’en fonction de son degré d’incarnation en un personnage individualisé. Il touche la sensibilité du lecteur contemporain dans la mesure où l’auteur transmet un témoignage certes vécu par une multitude mais passé au crible d’un art personnel exigeant. La tension qui résulte de ce couple de forces est la marque de l’oeuvre guerrière de Maurice Genevoix, Ceux de 14 (1).
Genevoix a 23 ans quand éclate la crise consécutive au double assassinat de Sarajevo. Elève de l’Ecole normale supérieure, il semble promis à une brillante carrière d’enseignant. Formé aux disciplines littéraires classiques, il ne peut qu’être pourvu d’un robuste individualisme à la française et son embrigadement au 106e régiment d’infanterie comme sous-lieutenant aurait pu lui poser de sérieux problèmes psychologiques. Mais c’eût été compter sans son vigoureux patriotisme. En chef de section responsable, il s’efforce d’emblée de donner une âme collective à son groupe, à lui insuffler sa propre ardeur dans l’accomplissement du devoir national.
Le début des hostilités, plus spécialement la bataille de la Marne à laquelle il participe, était indubitablement favorable à l’expression du sang-froid personnel face à une situation grosse de risques. L’esprit d’initiatives, le maintien d’une troupe dans une stricte discipline, le goût de l’action d’éclat ont, à de maintes reprises, donné à des chefs de petites ou grandes unités de faire valoir leurs qualités de caractère et d’intelligence. Par contre, l’enfoncement dans les tranchées résultant de la stabilisation du front occidental, à partir d’octobre, modifie radicalement les conditions du combat et de la vie en campagne. Les unités, rapidement assemblées en août vont s’agglomérer, se lier d’une camaraderie née des épuisants travaux de terrassement, des interminables corvées pour acheminer les matériaux, des combats aussi sur un champ dorénavant presque toujours restreint.
Dans sa relation romanesque des évènements, Genevoix passe insensiblement du « je » au « nous ». Du récit tant soit peu narcissique il parvient par moments au compte rendu objectif d’où la personnalité de l’auteur se retire. Le jeudi 10 septembre 1914, il nous raconte comment sa section s’oppose à une des nombreuses contre-attaques déclenchées par les Allemands en coup d’arrêt de la poursuite française. La plupart des paragraphes commence par le pronom de la première personne : « Je donne l’ordre à pleine voix. Je crie…
Je pousse les hommes qui hésitent
J’ai cru entendre…
Je me suis mis à courir après les chasseurs…
Je suis entouré…
J’ai buté (2). »
Peu à peu cependant le pluriel se substitue au singulier. Le jeune chef se rend compte qu’il n’est qu’un catalyseur dans un processus général. Vivant jour et nuit en une communauté étroite avec ses hommes, son identité se fond dans celle de sa section. Par la suite l’écrivain ne renonce certes pas complètement à s’exprimer en son nom personnel, mais son mode d’expression favori devient graduellement pluriel. A la date du 28 septembre, il écrit :
« Quand passerons-nous ? Voici octobre, et bientôt les brouillards, les pluies. Si nous voulons durer, il faudra que nous creusions, nous aussi, que nous apprenions à nous abriter sous des toits de branches serrées… (3). »
L’individu se retire derrière le groupe, s’y fond non pour s’y diluer mais pour donner une voix à la communauté.
La communauté c’est d’abord simplement la vie quotidienne où officiers subalternes et hommes de troupe vivent côte à côte, dans les mêmes abris, les mêmes « cagnas », de la même « soupe », apportée chaude ou froide par les cuistots ou la corvée. Au cantonnement les cadres sont parfois un peu mieux logés et nourris, mais le sens pratique (le système « D »!) des hommes supplée souvent avantageusement aux déficiences de l’Intendance. Genevoix a su parfaitement reproduire cette atmosphère rustique d’une société exclusivement composée de mâles où les moments de tension extrême sont suivis par des instants de détente profonde. C’est cet équilibre essentiel qui donne à Ceux de 14 sa tonalité d’authenticité, peut-être parce que son auteur était une personnalité équilibrée, mais surtout, pensons-nous, parce que le sens de l’humain passe chez Genevoix par ce choix conscient de la diversité des voies et des moyens. Il n’est pas vrai, comme le veut Barbusse (Le Feu), que la vie au front soit de bout en bout un calvaire pour le soldat. Il est faux de prétendre, comme le fait Plievier (Les Coolies du Kaiser), que les rapports entre troupe et cadres sont invariablement ceux d’esclaves à maîtres. Il est inexact de présenter les « bons » soldats comme des automates sanguinaires et insensibles, comme le voudrait John Dos Passos (Trois Soldats). L’existence rude dans les tranchées et dans les zones de repos comporte ses gaietés, ses bonnes surprises et ses consolations. Malgré la stricte retenue des mémoires de Genevoix, le lyrisme a sa place dans cette œuvre : c’est invariablement à propos d’un bonheur inespéré qu’il se manifeste :
« – Et nous avons un lit ! Avec le matelas et l’édredon ! Nous entrons dans cette tiédeur. Par terre, nos quatre souliers vides bâillent de la tige avec des allures avachies. Enfouie dans un monceau de paille amenée de la grange à brassées, « la liaison » s’est endormie et nous berce de ses ronflements confondus. Et nous nous endormons, à notre tour, repus, le corps à l’aise, les pieds dégainés, dans une puissante odeur de graillon, de tabac et de bête humaine » (4).
Lors d’un passage difficile à terrain découvert, un homme de la section particulièrement gros reste embourbé dans un marécage et ce n’est qu’après un « repêchage » qui déclenche un « ouragan » de rires qu’il sort du bourbier. Mais à tout moment la scène comique peut tourner au drame, car l’endroit en question est exposé au tir direct des Allemands retranchés sur un point dominant ce bas-fond (5).
La guerre chantée par Genevoix se pr »sente souvent comme une anti-épopée : les hommes qu’il commande ne sont ni des anges, ni des héros, ni des saints :
« Je sais que celui-ci est un lâche, et celui-ci une brute, et celui-ci un ivrogne. Je sais que le soir de Sommaisne, Douce a volé une gorgée d’eau à son ami agonisant ; que Faou a giflé une vieille femme parce qu’elle lui refusait des œufs ; que Chaffard, sur le champ de bataille d’Arrancy, a brisé à coups de crosse le crâne d’un blessé allemand (6). »
N’est-ce pas cela, la connaissance des hommes ? Les voir sous tous leurs aspects, les bons, les moins bons, les franchement mauvais. Et n’est-ce pas le miracle de cette communauté de forçats qu’une volonté collective l’électrice ? Que cet abattoir à grande échelle soit une école d’héroïsme, d’endurance et de générosité ? C’est un sentiment qu’un auteur anglophone, Frédéric Manning, exprime parfaitement dans une des meilleures œuvres issues du conflit, Her Privates We, malheureusement jamais traduite en français, où l’auteur médite sur l’entrain qui jette les hommes dans une action où les dangers sont innombrables :
« Il était très curieux de voir comment cette nouvelle les touchait ; des amis se rassemblaient et en parlaient de leur point de vue personnel, mais la chose extraordinaire était le commun élan qui les saisit et qui se renforça au point que toute anxiété ou réticence personnelle fut balayée par lui. Un sorte d’enthousiasme tranquille et retenu parce qu’il était conscient de tout ce qu’il risquait, les envahit comme un incendie ou une inondation (7). »
Certes Martin, le mineur « chtimi », Vauthier, le grand laboureur, Viollet, les maçon, dans Ceux de 14, ne sont pas des surhommes, pas plus que le petit sous-lieutenant Genevoix. Mais d’avoir vu naître dans cet amalgame disparate une entente fraternelle, de cueillir dans les yeux les uns des autres cet assentiment du sacrifice, cette confiance réciproque, est une expérience humaine que rien d’autre ne peut suppléer. Même quand le feu d’une mouvante bataille victorieuse s’est éteint au profit d’une suite de guet-apens sordides et de bombardements anonymes, sous le sempiternel crachin et dans la boue immonde, le sentiment d’accomplir un travail commun et une mission à l’échelle du pays dilate d’orgueil le cœur du jeune écrivain. Dans les poignants moments où le chef rassemble ce qui reste de sa troupe après une attaque et où il fait le bilan – 21 hommes sur les 70 (8) de sa section, 80 sur les 220 de sa compagnie (9) après une action aux Éparges – quelle tristesse mais quelle fierté aussi d’appartenir à un groupe d’hommes capables de vivre, de sourire, de renouer les traditions après un tel massacre. C’est alors qu’on a l’impression de faire partie d’un ensemble qui n’est pas qu’un troupeau humain uni par les mêmes appétits.
Dans ces moments de souffrance extrême, l’individu se révèle si entièrement que Genevoix ressent quelque scrupule à violer l’intimité ombrageuse de ses frères d’armes ; d’autant plus que, s’il a recherché leur confiance, il a senti que, dans ce mouvement vers ses hommes, lui-même livre son âme à nu. Entre les deux lignes de force dirigées vers l’infini que sont notre moi et l’identité des autres, y a-t-il jamais un point de jonction ? N’est-ce pas une entreprise démente de vouloir faire se rejoindre ces parallèles ? Il semble bien que la guerre lâche dans l’homme un agrégat irrationnel de passions tournées vers la violence ; cette dernière peut pourtant donner naissance à une superpuissance de la volonté qui se sublime en un sentiment non personnel du groupe. On assiste en somme à la renaissance sur le mode laïc du mythe de la communion des saints. Une communauté humaine se compose de vivants et de morts : un courant de force passe des uns aux autres ; une même souffrance est ressentie chez tous par le truchement de chacun. La mort de quelques individus ne les retranche pas du groupe : elle les fait simplement passer à un mode d’être différent.
Cette découverte ontologique surprend Genevoix comme une épiphanie au deuxième jour de l’attaque des Éparges, donc le 17 février 1915, et voici en quels termes il l’exprime :
« … Je les vois, amassés dans les creux de la terre, serrés les uns contre les autres, ne faisant plus qu’un seul grand corps déjà blessé, déjà saignant de mutilations aveuglantes, de Grondin, de Transon, de Mémasse, de Troubat, de tous les autres dont je n’ai pas vu la mort, mais dont je sens la place laissée vide, le trou resté béant depuis qu’ils ne sont plus là… Ils mangent lentement, repliés sur leur force profonde, toutes ces forces d’hommes mystérieusement mêlées en notre force, qui est là. Je ne la soupçonnais pas, je ne pouvais pas. Maintenant je la pressens ; elle se révèle à moi avec une grande et mélancolique majesté (10) ».
Genevoix constate qu’en dernier ressort la force morale des hommes transcende la puissance du matériel destiné à le détruire. Il revient là aussi à un concept religieux, celui du martyre qui est l’adhésion à une croyance par-delà la torture et la mort ; en d’autres mots, l’assertion d’un choix face à l’arbitraire d’une force annihilante ou encore la victoire de la liberté spirituelle opposée à la volonté de domination physique. Toujours, cependant, cette affirmation est un mouvement d’ensemble possible seulement du fait de la cohésion des unités d’un même groupe. C’est pour cette raison que Genevoix, comme beaucoup d’autres auteurs de guerre, distingue nettement les sentiments de camaraderie et d’amitié, ce dernier ressortissant à un mouvement de l’âme individuelle. Cela explique la réaction de notre écrivain lorsqu’il apprend la mort de son ami Porchon : sentiment de l’absurde, volonté de suicide, « une froideur dure, une indifférence desséchée, pareille à une contracture de l’âme (11) ». Il est symptomatique qu’à cette occasion Genevoix revienne au « je ». Il sent, et il nous fait sentir, que cette amitié entre lui et le « Cyrard » était, dans le contexte guerrier, une sorte d’exception, une parenthèse, un scandale, au sens biblique. Bref, l’amitié dans une guerre moderne est un luxe moral que l’on n’a plus le droit de cultiver. C’était bon au temps des chevalier Rolland, Olivier ou du roi Jean. Mis à part certains duels aériens où les adversaires s’affrontaient en une espèce de tournoi à armes égales, le combat singulier a vécu. Avec l’avènement de l’artillerie et son utilisation sur une grande échelle à partir de 1914, la bataille est devenue un événement collectif ou l’entraide amicale a quelque chose d’anachronique. Avec la guerre mécanisée, on oppose tant de « pions » à tant d’autres, tant de régiments à tant de bataillons, etc. en essayant de se créer localement une supériorité telle qu’elle brisera le front en un point précis qui doit devenir la brèche. C’est à cette dure réalité que Genevoix aboutit à l’occasion de la mort de son ami. Ce sursaut d’individualisme est pour ainsi dire sanctionné par l’éclatement d’un obus de 210 qui manque de tuer l’écrivain : au-delà de l’étourdissement momentané dû à la déflagration, l’engin lui rappelle qu’il n’est plus temps de s’épancher sur le cas individuel de deux bons amis séparés par la mort de l’un d’eux. Les hommes ont besoin de leur commandant de compagnie ; le commandant du bataillon a besoin d’un officier encore valide pour une reconnaissance du secteur. Ainsi va la guerre. L’ego n’est plus de mise.
Lors de l’offensive de février 1915, aux Éparges, l’horreur atteint des sommets qu’à la première occasion Genevoix transcrit pour ne rien oublier. Cependant comme il le fait sous forme de lettre, beaucoup de points de suspension s’interposent entre ses souvenirs et la relation écrite des images vécues.
« J’ai été, pendant quatre jours, souillé de terre, de sang, de cervelle. J’ai reçu à travers la figure des paquets d’entrailles, et sur la main une langue, à quoi l’arrière-gorge pendait… (12). »
Il est des détails qui dépassent les ressources du langage. Au paroxysme de l’attaque, la lassitude et l’épouvante sont telles que tout s’abolit dans la conscience de l’auteur : le temps et l’espace se mêlent en « une chaîne d’instants informe… que rien ne mesure (13) ». Les survivants du peloton de Genevoix sont les naufragés hagards d’un cataclysme vociférant, à moitié assommés par la glaise à laquelle ils s’accrochent, comme si la démarcation entre les morts et les vivants était effacée. L’esprit de l’écrivain est tellement secoué de bruits, de chocs, de deuils que son identité même se dilue en une incohérence syntaxique où les formes impersonnelles, les pronoms personnels « je », « nous », « on », « tu », se bousculent en une procession d’interrogations et d’interjections qui ne rend que faiblement, cela se sent bien au halètement de la forme, le tohu-bohu de ces journées dantesques. L’individu éprouve visiblement des difficultés à retrouver son intégrité. De refuge salutaire le groupe se change volontiers en prison tyrannique. Ce ne sera pas le moindre des problèmes rencontrés par le soldat démobilisé de dégager son ego de cette gangue de grégarisme.
Une étude sommaire de l’emploi des pronoms personnels dans Ceux de 14 révèle chez l’auteur un changement d’attitude très sensible, surtout si l’on considère que ces mémoires s’étendent sur une période relativement courte, du 25 août 1914 au 25 avril 1915 c’est-à-dire huit mois exactement. Ce changement est le signe d’une prise de conscience rapide des nouvelles conditions de la guerre, radicalement différents de ce que stratèges et penseurs militaires avaient prévu. Il manifeste surtout une remarquable faculté d’adaptation chez un homme que rien ne prédisposait à jouer un rôle dans le cadre militaire étranger à sa formation universitaire. Mais c’est dans la douleur et la tristesse que s’est joué ce passage du personnel vers le collectif. Il faut savoir gré à Maurice Genevoix d’avoir su exprimer cette mutation dramatique avec art et retenue.
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Les références à cette œuvre renvoient à l’édition de 1950 parue chez Flammarion en un volume rassemblant la tétralogie primitive : Sous Verdun, Nuits de Guerre, La Boue, Les Éparges.
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Ceux de 14, p.41 et sq. Ces six débuts de paragraphe s’étendent sur 17 lignes de texte.
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Ibid. p.118.
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Ibid. p.109.
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Ibid. p.286-7.
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Ibid. p.466-7.
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F. Manning, Her Privates We, p.255, Ed. Peter Davies, première publication en 1930 sous le pseudonyme de : Private 19022. L’écrivain, Frédéric Manning, est d’origine australienne. Traduction de l’auteur.
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Ceux de 14, p.54.
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Ibid. p.611.
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Ibid. p.580.
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Ibid. p.614.
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Ibid. p.591.