Je me souviens de Ceux de 14 vous propose de redécouvrir l’Hommage à Maurice Genevoix édité en 1981 par le Comité National du Souvenir de Verdun « Une jeunesse éclatée, de La Vaux-Marie aux Eparges », et réalisé par Monsieur Gérard Canini, agrégé de l’Université.
L’association remercie infiniment le Mémorial de Verdun pour son aimable autorisation.
Des grandes manœuvres à l’expérience tragique (Introduction à la guerre dans Ceux de 14). Par Gérard CANINI, agrégé de l’Université.
Cette plongée dans la guerre – pour Genevoix – peut être ramassée en quelques jours et cinquante pages au début de Ceux de 14 (1) ; très exactement pendant l’épisode de la fin de la retraite et la bataille de la Marne où le 106e R. I. fut engagé en Meuse. Trois aspects fondamentaux caractérisent cette approche de la guerre :
- l’impression de grandes manœuvres où l’auteur éprouve une intense curiosité,
- l’apprentissage et la découverte de la guerre,
- l’expérience tragique, la mort donnée et ressentie.
Fin août 1914. La bataille des frontières a creusé des vides dans les régiments. Le 106e R. I. engagé avec la 6e C. A. (3e Armée) dans les affrontements sanglants d’Ethe, Virton, etc. – reçoit des renforts venant des dépôts. Le 25 août, pendant que les divisions retraitent en Lorraine sous la pesante chaleur d’un été orageux, Genevoix rejoint les armées. Le départ de Châlons est soudain et il est accueilli avec allégresse. Impatience d’en découdre ? De rompre un séjour en caserne pourtant bref ? Ignorance surtout de ce qui se passe là-bas au feu ; à laquelle se mêle l’enthousiasme de la mobilisation qui, fin août, n’a pas encore fléchi ; persistance enfin dans l’idée de la certitude d’une guerre courte ? Bref, la nouvelle du départ éclate : « comme un coup de tonnerre (…) ». Joie donc de partir ; impatience de la découverte, vitalité de la jeunesse : « je vais à la guerre, j’y serai demain » (p.12). Et tout semble se passer d’abord comme pour de rituelles grandes manœuvres d’automne. Les transports militaires déversent les troupes déjà fatiguées par l’insomnie blafarde des nuits de train. Débarquement en Meuse, à la gare de Charny, à quelques kilomètres au nord de Verdun.
Atmosphère des grandes manœuvres où ne manquent même pas les erreurs cocasses et le strict respect du règlement en campagne (et au 106e en 1912 par exemple sous l’autorité du colonel Maistre, la discipline n’était pas un vain mot). Ici une troupe – trompée par les inquiétantes silhouettes de javelles – se déploie en tirailleurs, là un chef de détachement qui conduit les renforts refuse d’abandonner les faisceaux et laisse les hommes, sous une pluie battante, à quelques pas de granges vides et accueillantes. Ailleurs ce sont les bruyantes retrouvailles quand les réservistes retrouvent les bataillons qu’ils viennent renforcer : « c’est un beau charivari ! Bonjours qu’on s’envoie de loin, exclamations de joie (…) » (p.17).
Toute une sincère allégresse éclate : visages connus et rassurants que l’on replace dans son horizon familier, même si les nouvelles échangées font état de notions nouvelles : tués, blessés, évacués ! Vocabulaire de guerre réelle !
Mais l’ensemble reste la vie d’un régiment à pantalons rouges qui semble jouer encore à faire la guerre. Les déplacements paraissent lents, indécis ; les étapes : « longues, molles, hésitantes, errantes de gens qui ont perdu leur chemin… » (p.16). Etapes coupées des pauses réglementaires, après quoi le régiment continue cette marche irrégulière : « le régiment dévale (…) nous nous hissons (…) » (p.19). Le choix des termes, à lui seul, évoque ce pesant déplacement des 3 000 hommes, écrasés de chaleur et surtout de fatigue à travers les courtes dénivellations de la campagne meusienne. Marche, chaleur et poussière. Aspect de grandes manœuvres encore que cette étape à Fleury-sur-Aire – le 4 septembre – où les soldats font toilette : « Les hommes barbotent (…) on se lave dans l’Aire (…) » Déjeuner gai à l’ombre des saules (…) (p.29). Ailleurs, c’est encore un spectacle de franche détente : « c’est la ripaille dans ce gros village qui n’a pas vu de troupes encore (…) les hommes s’empiffrent. Il y a longtemps qu’ils n’ont bu de vin ; ils en ont et en abusent (…) (p.29). Et le paysage est si peu guerrier : « nouvelle étape au soleil : il y a là des gendarmes, des forestiers, des autos à fanion, des autobus de ravitaillement : tout cela sent l’arrière en plein » (p.27).
On n’en est pas encore à la tenue constante des positions installées ; le vendredi 28 août, les tranchées sont creusées, mais le soir la troupe rentre cantonner au village. Tout au plus le lendemain « nous distinguons les détonations des batteries les plus proches (…) » « et comme les obus allemands éclatent à un kilomètre du village, le cantonnent d’alerte est pris » (p.20).
Dans le même temps les visages se précisent. Le 106e, ce lourd et long serpent d’hommes en bleu et rouge, chargés de « l’as de carreau », visages en sueur, quêtant la fontaine, l’ombre, se dégage de l’anonymat du récit. Genevoix est affecté à la 7e compagnie (2e bataillon). La petite cellule humaine où il va désormais vivre sa guerre se définit. Le capitaine Rive commande la 7e, et « il y a aussi un Saint-Maixentais, jeune et plein d’allant, sous-lieutenant (…) » et surtout : « un élève de Saint Cyr, qui arrive du dépôt, frais galonné (…) » (p.17). C’est l’ami, c’est Robert Porchon, qui sera tué aux Éparges le 20 février 1915. Mais la guerre n’est pas encore matière à souvenir. Et les capitaines, aux heures de repos, puisant leurs réminiscences dans les séjours coloniaux « se racontent des anecdotes du Maroc » (p.18).
Où est la prise de conscience de la brutale réalité ?
Ce n’est pas pour tout de suite. Si la guerre se rapproche, se précise, l’environnement reste ambigu, trompeur. Il fait beau soleil le 30 août dans le bois de Septsarges : « la sieste recommence (…), nous trainaillons (…) » (p.21). Et, pour les tours de veille, Genevoix avoue qu’il n’a pas encore l’habitude des nuits de plein air dans les « guitounes »…
Mais tout cela n’est qu’attente, apparence trompeuse. Car le drame est là : « je sentais peser une menace (…) », menace contenue dans cette nervosité qui secoue parfois les hommes : « il y a de l’anxiété dans l’air (…) », menace comme définie par cette atmosphère étouffante de chaleur d’un été trop lourd. Et la découverte de la guerre s’impose.
C’est d’abord une image fixe, lointaine : « Des cavaliers en vedette observaient – inlassables (…) » (p.26) et c’est ensuite un grondement qui se rapproche. L’artillerie révèle la puissance du feu. A travers cette approche nouvelle de l’évènement c’est l’apprentissage qui commence. D’ailleurs l’accueil de son commandant de compagnie l’avait bien précisé à Genevoix : « alors jeune homme, vous allez faire votre apprentissage ? Bonne école vous verrez ! Bonne école (…) » Apprentissage qui se poursuit en marche en direction de Bar-le-Duc où les repères sur cette route de la retraite sont de minces cours d’eau qui sont autant de barrages sommaires contre un ennemi encore invisible mais que l’on devine de plus en plus proche. Apprentissage ponctué de rencontres avec le bruit de la guerre : découverte du feu des batteries françaises : « les obus recommencent à siffler (…) il y a une batterie sur la crête en arrière ; c’est elle qui ouvre le feu (…), nous sommes tous collés au fond de la tranchée (…) » (p.23),
mais aussi des batteries allemandes ; et la rencontre inquiétante : « La bataille crépite en avant de nous (…), mes hommes s’agitent et s’ébrouent (…), deux shrapnells éclatent presque sur ma tranchée (…) » (p.21).
De ce noviciat la plongée dans la dure réalité va être rapide et non sans qu’une dernière éclaircie, qu’un léger sursis n’interviennent et permettent, grâce aussi à l’étonnante faculté de récupération de la jeunesse (non seulement Genevoix a 23 ans, mais c’est un véritable athlète qui au cours de son séjour de trois mois au bataillon de Joinville (2) avait développé d’excellentes aptitudes physiques) : « quelques heures de sommeil dans le foin me valent un réveil presque gai (…) » (p.27), bref repos qui redonne la primauté à la force de l’esprit. A Rembercourt-aux-Pots, le 5 septembre, où l’auteur admire « la belle église du XVIe siècle, « un peu lourde, un peu trop ornementée (…) » (p.28) il éprouve un ultime moment de paix avant l’épreuve décisive et une communion totale avec la nature dont il puise les forces vives et à laquelle il sera fidèle toute sa vie. Genevoix prend le temps d’admirer un « soleil couchant, très beau, très apaisant ». L’apprentissage se termine et l’aube du 6 septembre marque l’entrée dans l’action. Cela commence par une souffrance simple et banale: l’attente (donc indécision, anxiété, inquiétude, ignorance) dans le froid de l’aube de cet été 1914 finissant comme finissent – avec cette guerre qui commence – une Europe et un temps.
« 1h30 du matin (…) sacs à terre. Il fait froid. Immobilité grelottante. Les minutes sont longues. (…) Je ne vois autour de moi que des visages pâlis et fatigués (…) » (p.29).
Attente si longue qu’elle provoque le désir ardent de l’acte afin que cesse l’épreuve nerveuse.
« Onze heures : c’est notre tour.
Déploiement en tirailleurs tout de suite (…) » (p.30). Se traduit en actes dont l’aboutissement
En même temps se produit la distanciation de l’homme face à l’acte lui-même. Genevoix – qui entre à ce moment précis (6 septembre) dans la bataille de la Marne – fait, pour la première fois, l’expérience du feu et pour lui elle se double – et pour la première fois aussi – de l’acte responsable du chef. Il est dans l’action, mais il est aussi à côté, ou si l’on veut, au-dessus de l’action – j’entends : au niveau de sa section qu’il observe et doit diriger car il en est – au sens total du mot – : responsable.
« Je regarde avec une curiosité presque détachée les lignes de tirailleurs bleues et rouges (…) je me répète, avec une espèce de fierté : j’y suis ! J’y suis ! » (p.30).
Et le chef puise dans cet acte toute une vitalité :
« (…) Monte en moi une excitation. Je me sens vivre dans tous ces hommes qu’un geste de moi pousse en avant, face aux balles qui volent vers nous (…) » (p.30).
Et peu après, en pleine bataille nocturne, le petit sous-lieutenant enthousiaste de la 7e compagnie saura aussi que l’exercice du plus simple commandement se traduit en actes dont l’aboutissement : échec ou réussite, vie ou mort, est porteur de solitude. Dans la tourmente, l’homme est seul armé de son courage, le chef est seul avec son intelligence et son caractère : « Le commandant ? Le capitaine ? Le vent me lance quelques mots au visage : partis… ordre !… je pousse les hommes qui hésitent instinctivement devant l’enchevêtrement des branchettes hérissées de dures épines. Et je me lance à mon tour en plein buisson (…) » (p.43).
Et Genevoix entre dans le drame par un geste qui serait comique et dérisoire s’il n’était révélateur de toute une morale civique empreinte de grandeur simple et de dévouement sans ostentation : c’est avec son arme réglementaire d’officier d’infanterie qu’il entraîne sa section : « Alors, levant mon sabre, je répète l’ordre : En avant : tous derrière moi !… » (p.37).
(Comment ne pas penser à cet autre normalien en rupture d’École et de Sorbonne, qui, à l’autre extrémité du front de la Marne, presque aux mêmes moments, levait aussi son sabre et tombait foudroyé à la tête de ses hommes : Péguy…)
Mais pour la première fois aussi le contact avec la réalité se traduit par la mort : « les balles ne chantent plus : elles passent, raides, avec un sifflement bref et colère (…) un cri étouffé à ma gauche. J’ai le temps de voir l’homme renversé sur le dos lancer deux fois ses jambes en avant, une seconde tout son corps se raidit, puis une détente, ce n’est plus qu’une chose inerte, de la chair morte que le soleil décomposera demain » (p.31).
Et après les balles : les obus : « Et je saute sur la route. Je n’ai pas fait trois pas que je les entends venir en sifflant. Juste le temps de bousculer vers le talus les hommes qui l’ont déjà quitté quand (ils) explosent les six à la fois. Un morceau de la route a sauté (…) » (p.37). Les obus-marmites ne sont pas nommés : ils sont définis, personnalisés par leur action, leur vie propre : le sifflement d’abord, la destruction de la route ensuite. Ils entrent dans le décor du récit ; les soldats deviennent objets qui subissent : les obus eux sont vivants. Et cet encadrement par le fracas de la guerre s’installe ; il complète, le précédant et le prolongeant l’acte de guerre et le rend collectif, faisant échapper provisoirement, par le bruit meurtrier, le combattant à sa solitude et à son angoisse.
« On entend vers des bois à notre gauche une fusillade qui, par instant, se fait violente. Derrière nous, une batterie de 120 tonne sans discontinuer. Et sur Rembercourt à intervalles réguliers des marmites éclatent en rafales, par six à la fois (…) » (p.36).
Cette approche sanglante désormais ne cesse plus. Elle ira progressivement en accentuant chaque fois la vision de l’horreur. Le premier mort est aperçu rapidement, dans l’action et sa ruade d’agonie le rattachait encore – même brièvement – au monde des vivants. Puis c’est l’odeur de la guerre qui est perçue ; mais ce sont des animaux qui en sont à l’origine comme si l’apparition des hécatombes humaines – inévitables et que l’on pressent proches – devait être ménagé et préparé par le spectacle d’animaux pourrissants.
« Des chevaux crevés, ventre ouvert, pattes coupées pourrissent au bas du talus dans le fossé (…) beaucoup de caissons fracassés, roues en miettes, ferrures tordues (…) » (p.38).
La destruction du matériel préfigure ici la destruction des chairs vives, et les caissons fracassés s’apparentent aux cadavres dont ils évoquent l’immobilité lugubre et abandonnée sur le champ de bataille.
Et c’est un degré de plus dans la révélation tragique. Quelques pas encore et le champ de bataille surgit où les morts ne sont encore qu’un élément mal défini du paysage qui ajoutent par leur aspect anonyme à l’aspect sinistre du paysage : « Je vois une grande plaine désolée, bouleversée par les obus, semée de cadavres, aux vêtements déchirés, la face tournée vers le ciel ou collée dans la terre (…) ».
L’immensité du champ de bataille englobe les hommes dans une même vision tragique. Qui est vivant ? Qui est tué ? C’est la même immobilité où ceux qui respirent encore sont menacés de rejoindre ceux qui sont tombés :
« Loin devant nous, des sections en colonne d’escouade par un restent immobiles, terrés, à peine visibles. Elles sont en plein sous les coups de l’artillerie allemande (…) » (p.36).
Puis la vision se précise, comme se resserre le tir de l’artillerie :
« Les lourdes marmites par douzaine achèvent de ravager les champs pelés (…). Les corps se recroquevillent (…) chaque fois qu’un obus tombe c’est un éparpillement de gens qui courent en tous sens et lorsque la fumée s’est dissipée, on voit par terre, faisant tache sombre sur le jaune sale des chaumes, de vagues formes immobiles » (p.36).
L’anonymat des silhouettes se confond encore avec le paysage. Et soudain, dans ce décor où la mort se rapproche à chaque salve d’obus, surgit, comme dans le rire désespéré d’un agonisant, le côté comique, incongru qui achève de donner au tableau, par sa note risible sa totale dimension tragique. C’est ce porteur d’ordres « un commandant de gendarmerie à bicyclette, (qui) grimpe la côte en poussant de toutes ses jambes (…) ».
Comique et rassurant à la fois ce cycliste : car en rétablissant un mouvement logique et volontaire dans le déplacement il semble rétablir un ordre oublié dans ce désordre où les mouvements ne sont conduits que par des forces extérieures : les obus qui explosent et éparpillent en tous sens les hommes épouvantés.
Au soir du 9 septembre ce n’est pourtant pas encore le sang des combattants qui apparaît dans le récit, mais celui de la viande des distributions hâtives de vivres sur les positions de combats : « (…) la faible lueur jaune met des coulées brunes sur les quartiers de viande saignante (…) » (p.38). Vision prémonitoire : le jour même dès l’aube, la descente aux enfers commence. Image confortée d’ailleurs par ces sections engagées et prises sous le feu des canons, soldats « somnambules » d’épuisement qui tournent en rond et reviennent à leur point de départ devant l’amoncellement des chevaux morts vu la veille sur la route de La Vaux-Marie.
La vision change à ce moment.
« Il fait lourd, une chaleur énervante et malsaine (…) je m’aperçois que nous respirons dans un charnier. Il y a des cadavres autour de nous ; partout. Un surtout, épouvantable, duquel j’ai peine à détacher mes yeux. La tête est décollée du tronc (…) la jambe est broyée. Tant d’autres ! Il faut continuer à les voir, à respirer cet air fétide jusqu’à la nuit » (p.39).
Le basculement est alors total. Il ne s’agit plus de chevaux, ni de cadavres lointains, ou d’un agonisant entrevu au passage. Comme il est « dans un charnier » Genevoix est dès ce moment dans la guerre. Et particulièrement cette description atroce annonce les mêmes descriptions, plusieurs mois plus tard, aux Éparges.
Il reste trois étapes à franchir. Que la mort perde son anonymat, qu’elle soir donnée de sa main, que le visage des tués prenne une identification insoutenable à l’esprit. D’abord identification et présence physique de l’ennemi. Jusque-là l’adversaire c’était les obus, les balles. Et voici qu’il est là, physiquement présent, à le toucher et que la fureur du combat qui emporte les uns et les autres les rend proches à se dévisager. On ne tire plus sur des silhouettes mais sur des chairs pleines de vie qui crient, se battent et se débattent. A l’aube du 10 septembre, l’attaque se déclenche brutale :
« Debout tout le monde ! (…) Debout ! (Les silhouettes) n’étaient pas à trente mètres quand j’ai aperçu la pointe des casques. Alors j’ai commandé, en criant de toutes mes forces, un feu à répétition. Juste à ce moment des clameurs forcenées jaillissaient de cette masse noire et dense qui s’en venait vers nous : Hurrah ! Hurrah ! Vorwârts ! ».
C’est la première étape : la mort donnée au combat et la perception nette que cela signifie souffrance :
« Feu à répétition ! Feu ! (…) J’entends des bramées d’agonie, comme des bêtes frappées d’agonie (…) » (p.41).
Ce sentiment n’en acquiert que plus d’intensité quand on observe que la scène se passe dans une nuit noire en plein ouragan orageux. Tempête des éléments qui rejoint la folie des hommes et confère bien à cette scène un caractère de cauchemar dantesque.
« L’ouragan soufflait (…) Je piétine en proie à une exaltation qui touche à la folie. Je répète : Feu ! Feu ! Je crie : Allez (…) l’immense houle va se refermer derrière nous ; ce sera fini (…) hurrah ! (…) vent furieux, pluie forcenée ; il semble que la rage des combattants gagne le ciel (…) » (p.42).
Au milieu de cette exaltation brutale la deuxième étape apparaît : inéluctable : tuer de sa main et voir l’homme touché tomber à ses pieds. L’impitoyable loi de la guerre referme son piège : tuer ou être tué. L’homme n’est plus en mesure de modifier son propre destin : il ne peut que l’accepter et sa marge de manœuvre qui est infime n’a qu’une issue : donner ou recevoir la mort.
« Je suis entouré de boches (…) course forcenée vers les lignes des Chasseurs (…) pourtant, avant de rallier les Chasseurs j’ai attrapé encore trois fantassins allemands isolés. Et à chacun, courant derrière lui du même pas, j’ai tiré une balle de revolver dans la tête ou dans le dos. Ils se sont effondrés avec le même cri étranglé » (p.44).
Il restera alors l’ultime étape : l’anonymat dévoilé fait des morts des compagnons de fraternité. Le tué dont on apporte à Genevoix les papiers devient soudain autre chose qu’un soldat à matricule : c’est aussi un père de famille, qui a un métier, des enfants, une femme, qui a vécu dans le passé une vie calme et que rien ne destinait à venir mourir là :
« Il y a dans le portefeuille la photographie d’une femme qui tient un bébé sur ses genoux (…) » (p.40).
Comment accepter cela ? Seule solution possible : « ne plus penser, m’engourdir ! » Mais la présence se fait plus insistante ; le mort se fait vivant par touts ses prolongements ; sa famille, sa vie antérieure ne se laissent pas oublier :
« Dans sa main le petit paquet de relique pèse, pèse (…) »
Genevoix ouvre le portefeuille : « Gonin, Charles, employé de chemin de fer (…) les visages qui souriaient s’immobilisent sous mes paupières fermées, grandissent, s’animent jusqu’à m’halluciner. Les pauvres gens » (p.41). La guerre apparaît dans toute son absurde horreur quand les visages des tués font surgir à leur place les visages souriants d’innocents qui ne savent pas encore et qui sont déjà un éternel reproche.
La première épreuve est achevée. Douloureuse. Elle marquera l’homme qui n’essaiera de s’en délivrer qu’en faisant revivre ces évènements par l’oeuvre littéraire où surgissent à chaque page les « Jeunes morts ! Pauvres tués trop vite oubliés (… » (Trente mille jours, p.146).
La bataille de la Marne s’achève. Le 106e R. I. va rejoindre fin septembre les Hauts de Meuse et les Éparges d’où Genevoix le quittera – autre déchirement- le 25 avril 1915, blessé grièvement. Mais au soir du 10 septembre, devant l’incendie de Rembercourt-aux-Pots quelles idées hantent l’esprit de Genevoix ? Quelle image d’une civilisation assassinée voit-il disparaître dans les crépitements rougeoyants des poutres incandescentes d’une maison faite pour la paix et la prière ?
« Je suis resté des heures les yeux attachés à cet incendie ; le cœur serré, douloureux ; mes hommes endormis sur la terre jalonnaient de leurs corps inertes la ligne des tranchées. Et je ne pouvais me décider à m’étendre et à dormir comme eux » (p.36).
- Nous utilisons l’édition définitive de Ceux de 14. Flammarion éditeur. 1950 et ssv. 672 pages.
- Ce stage était obligatoire pour tous les futurs enseignants. On considérait qu’ils devaient être non seulement des éducateurs de l’esprit, mais aussi des formateurs du corps et de futurs instructeurs pour les sociétés de préparation militaire. Les élèves de l’École normale supérieure – dont Genevoix – étaient donc astreints pendant leur service militaire à ce stage au cours duquel le futur auteur de Ceux de 14 s’était révélé un remarquable gymnaste.
- Voici dans sa sécheresse et son incapacité évidente à rendre compte des évènements de cette nuit du 10 septembre le compte rendu du Journal de marche officiel du 106e R. I. « 10 septembre. 1 heure. Attaque de nuit. A réserver. Le grand nombre d’officiers disparus ne permet pas de retracer la physionomie exacte de cette attaque. Le compte rendu ne pourra être utilement fait que lorsque les blessés de cette journée, en particulier le colonel Dillemann commandant le régiment auront rejoint le corps après guérison. Les chefs de bataillon Giroux et Laur sont tués ; le chef de bataillon Bestagne blessé est évacué ; le capitaine Cabotte prend le commandement du régiment (…) ». Dans l’original du Journal ce bref texte est écrit au crayon, ce qui explique la mention à réserver. Mais, soit manque de temps, soit probablement impossibilité de reconstituer les faits, le secrétaire a renoncé à revenir sur ce passage et à rendre davantage compte de ce combat de nuit. Ce qui fait que le récit de Genevoix en est jusqu’à ce jour la relation la plus riche et la plus fidèle.
(cf. S.H.A.T., J.M.O., 106e R.I., 26 N 677.)