Lecteurs de « Ceux de 14 »

 

Ernest Lavisse, Préface à la première édition de Sous Verdun, 1916

« L’auteur de ce livre, Maurice Genevoix, est un normalien ; élève de seconde année, il venait d’achever une étude sur Maupassant, et il attendait tranquillement les vacances, en juillet 1914; un mois après, il recevait le baptême du feu, et de quel feu!

II nous apporte un témoignage précieux sur la guerre.

D’abord, l’écrivain est doué d’une étonnante faculté d’observation; son regard voit tout, son oreille entend tout. Son attention intense saisit tous les détails qui se fondent et s’harmonisent comme dans la réalité de la vie : le chant ou le sifflement des balles, les bruits divers des obus; les éclatements; les écroulements – toutes les notes de l’infernal tintamarre; les souffles qui passent, souffles des explosions, souffles qui ont caressé les cadavres et dont « l’odeur épouvantable épaissit l’air nocturne»; physionomies des hommes saisies aux moments critiques, leurs propos, leurs dialogues; enfin, physionomies des choses, car toujours les actions s’encadrent dans les aspects du sol et du ciel.

Mais le mérite principal du livre est la sincérité de l’écrivain.

Maints récits qui circulent, de joyeux échos des tranchées, la publication de lettres gaillardes soigneusement choisies entre des centaines de mil1e; les précautions de la censure ; peut-être, chez les non-combattants, l’obscur désir de ne pas trop humilier leur inaction et leur bien-être par le contraste des souffrances et des horreurs; une volonté de mettre les choses au moins mal possible; le penchant à se satisfaire d’une idée simple, par exemple de tout expliquer par l’héroïsme de chacun à chaque instant, un héroïsme global continu; enfin le ton de la presse, la banalité de son optimisme, tout cela contribue à l’imagination d’une guerre adoucie, d’une guerre édulcorée, où les bons moments abondent; et je sais que ce travestissement indigne et révolte les combattants.

Or un événement comme celte guerre vaut que nous le connaissions dans toute sa vérité.

Voilà des scènes douloureuses certes [chez Genevoix] ; fallait-il les décrire ?

Et ne vont-elles pas troubler et déprimer le lecteur ? Mais, justement parce qu’elles nous font souffrir, il nous faut y fixer notre regard; par cette souffrance, nous communions avec nos soldats; par la vue du réel, nous sentons quelle reconnaissance nous leur devons, quelle admiration, quelle piété !

Tout aussi sincère est [chez Genevoix] l’observation du moral des combattants. »

John Norton Cru

« Parmi tous les auteurs de la guerre, Genevoix occupe le premier rang, sans conteste. Ce n’est point là une opinion dogmatique, ce n’est pas l’expression d’un goût individuel. Cela n’a rien de commun avec le jugement d’un lecteur qui préfère un roman à un autre, lequel sera préféré par d’autres lecteurs. C’est plutôt le jugement qui accorde la mention très honorable à une seule d’entre plusieurs thèses parce qu’elle serait la seule à réunir un ensemble de qualités désirables dans un travail d’érudition, qualités que chacun pourrait constater pourvu qu’il ait la compétence et qu’il ait lu la thèse comme doivent se lire de tels travaux.

De même je n’ai pas le moindre doute que tout historien, tout critique partagera mon opinion sur la prééminence de Genevoix dans le cas, peu probable je l’avoue, où il se serait préparé à motiver logiquement et comparativement son choix en prenant connaissance de toutes les œuvres entre lesquelles il faut choisir la mei1leure. Que si l’on me demande de motiver mon jugement ici, je répondrais qu’il me faudrait résumer tout le reste de ce travail, car c’est ce livre entier qui explique mon choix.

Dans tout ce que j’ai dit des œuvres médiocres, j’ai souligné les faiblesses les plus variées dont Genevoix est précisément exempt. Dans tout ce que j’ai dit des œuvres bonnes, j’ai fait valoir des qualités diverses qui se retrouvent chez Genevoix en nombre plus grand que chez les autres. Dans son œuvre de guerre Genevoix a révélé une conscience, une aptitude, un talent, je voudrais ajouter un génie, mais le mot ferait sourire, qui constituent un cas unique non seulement dans notre guerre, mais dans toute notre histoire. »

Lettre du général de Gaulle à Maurice Genevoix (8 juillet 1969)

« Mon cher maître,

Qui donc, jamais, a senti et fait sentir, mieux que vous, tout ce qu’il y a de beauté et de bonté chez les bêtes au milieu de toutes leurs angoisses et douleurs ? Merci, merci de votre « Tendre Bestiaire » qui est venu juste au moment où j’éprouvais la tristesse qui vient des hommes. Nous l’avons lu, ma femme et moi, comme on savoure une douceur. »

Jean Guitton, philosophe et écrivain

« Se détacher de tout ! S’unir à tout ! Le mystère indicible de l’existence est dans l’entrelacement de ces deux mouvements de l’âme, de ces deux fils qui composent notre tissu quotidien : familier et sublime. Bien rares sont ceux qui ont pu les unir tout au long de leurs jours… « 

« La sensibilité d’un Maurice Genevoix est préadaptée à saisir ce moment où, l’être en face de nous, on le veut à la fois sauvage, libre et pourtant nôtre et déjà possédé. Sa faculté maîtresse (…) c’est cette alliance du farouche avec le délicieux, du sauvage avec le tendre. »

« De tout cela émane une sagesse : une sagesse humaine sans moralisme comme souvent chez La Fontaine, sans impérialisme comme parfois chez Kipling, sans mysticisme comme chez Job ou chez Saint-François d’Assise (…). Je dirai que c’est une sagesse essentiellement enveloppée de pudeur, si j’entends par pudeur cette précaution qui atténue tout ce qui pourrait devenir excessif dans le sexe, dans l’âme ou dans le langage (…). »

« Peut-être faut-il chercher l’essence de Maurice Genevoix dans ce dernier vers du quatrain (de Nerval) ? « Tout est sensible ! Et tout sur ton être est puissant ! » »

Jean-Louis Bory, écrivain et journaliste

« Chronologiquement, l’œuvre de Genevoix commence par des livres de guerre. Comme par un cri. Il fallait se délivrer de l’horreur. L’œuvre entière de Genevoix est née de cette expérience affreuse. Comme son corps même, tout ce qu’il écrira par la suite en sera plus ou moins secrètement blessé. Si Genevoix a confiance en l’homme, c’est parce qu’il l’a connu au fond de la plus abominable des épreuves ; s’il prise par-dessus tout la loyauté et la générosité même téméraire (surtout téméraire), c’est parce que ce sont les qualités qui sauvaient alors l’homme ; s’il choisit le fleuve et la forêt, la bête furtive ou l’homme seul pour compagnons privilégiés, c’est en homme mutilé dans son corps et dans son âme ; s’il hait les « robots », c’est parce que la guerre est aussi une monstrueuse tentative pour mécaniser l’homme.

Si Genevoix a écrit ces livres, c’est obligé par les faits dont il a été témoin. Nouveau devoir auquel il se sent tenu, vis-à-vis de ses camarades, par fidélité aux valeurs d’une civilisation qu’il pensait défendre, « par volonté d’appartenance à une génération meurtrie s’il en fût jamais ». Il s’estime écrivain non seulement engagé mais incorporé, au sens militaire du mot. Ce qui compte d’abord et avant tout, c’est que le témoignage soit vrai et reconnu pour tel. Il s’agissait donc pour Genevoix de noter au jour le jour, si possible, ou de retrouver avec exactitude tout ce qu’il avait vécu parmi et comme ceux avec qui il avait souffert, eu peur et surmonté cette peur. Fuir toute affabulation, tout arrangement romanesque. Il s’agissait ensuite, pour concilier les exigences du témoignage avec celles de l’œuvre d’art, de décrire, évoquer ; suggérer en mettant toutes les ressources de l’instinct et du tempérament au service d’un métier, celui d’écrivain, que Genevoix découvrait peu à peu. Pour les premiers livres, l’inexpérience de Genevoix le préservait de l’enjolivement littéraire. Pour La Boue et les Eparges, le romancier, si novice qu’il fût, est passé par là. Mais le témoignage du soldat y a gagné en force de persuasion sans rien perdre de sa véracité. (…) Et ce n’est pas par hasard si les personnages favoris du romancier sont des bêtes (Rroû, La dernière Harde, Le Roman de Renard) ou des enfants (Le Jardin dans l’île, l’Aventure est en nous) ou des hommes pareils à ces bêtes ou à ces enfants, incultes et purs d’une certaine manière, âmes frustes, cœurs simples, braconniers, pêcheurs, gardes-chasse, valets de chiens, toute une humanité un peu sauvage, un peu secrète, pour qui compte surtout les données des sens. (…) Genevoix ne conçoit pas l’homme détaché de la nature à la fois refuge et exemple, et que la Nature selon Genevoix dispense à l’homme seul, ou malheureux, réconfort, repos, présence sourde et multiple, chaleur et liberté. (…) « J’ai été Rroû, dit-il, j’ai été le Cerf Rouge ». Genevoix apparaît comme un des grands lyriques de la prose contemporaine.(…) Souriant, mélancolique, inquiet de l’évolution présente, il n’a pas cessé de revendiquer pour une morale de l’homme libre, pour une civilisation où l’irremplaçable individu, ouvert à la joie de vivre, l’emporterait sur le troupeau. »

« Le scandale de la mort et du mal existe. Ce scandale, Genevoix ne cesse pas de le ressentir dans sa chair blessée. Mobilisé en 1914, sous-lieutenant puis lieutenant d’infanterie, il a participé à la bataille de la Marne, aux combats des hauts-de-Meuse ; lors du dernier épisode de la bataille des Eparges, il a le bras déchiqueté, l’artère humérale ouverte par une balle qui a éclaté, la poitrine labourée. C’est alors, devant la guerre, devant son corps mutilé, qu’il connaît ce mouvement de révolte intime que lui dictent son ardeur à vivre, son amour et son respect de la vie. »

« Toute l’œuvre de Genevoix est poésie, qui est sans cesse transposition, grâce au style, de la réalité brute sur le plan de l’évocation « merveilleuse », émerveillée. Poésie assurément descriptive, voire picturale, accordant à la vision du réel une place essentielle ; mais à la lucidité de cette vision s’ajoute un frémissement sourd, cette transe immobile qui pourrait être aussi bien celle du chasseur à l’affût ou de la bête alertée que celle de l’artiste en proie à la création – et qui est proprement le frisson lyrique. (…) Avec la suprême pudeur qu’est ce style mesuré, équilibré, discrètement harmonieux et se refusant aux jongleries de la virtuosité, Genevoix a suscité, au-delà du réalisme, une poésie panique qui métamorphose en êtres également vivants d’une vie également naturelle et profonde l’arbre, la bête, l’homme, le fleuve – et l’auteur lui-même : « J’ai été Rroû, dit-il, j’ai été le Cerf Rouge ». Genevoix apparaît comme un des grands lyriques de la prose contemporaine. »

Hervé Bazin

« Genevoix est un cas. On l’a rapproché du Tourgueniev des Récits d’un chasseur, du Kipling du Livre de la jungle, du Chateaubriant de la Brière (…). On pourrait aussi bien citer Daudet, Colette, Pourrat, George Sand ou Giono. Tout cela est belle parenté, mais de cousins fort éloignés. Genevoix, c’est bien Genevoix. Son canton littéraire est à lui, géographique et littéraire.
« Son avantage c’est de n’être d’aucune époque, donc de tous les temps.
« S’il est un auteur « tout un », quoi qu’il écrive, c’est bien Genevoix, dont l’œil, l’oreille, le nez, ces sensibles, ces sensuels, ont toujours fait le même travail. »

François Nourrissier, journaliste et écrivain

« Il est cent fois plus convaincant que toutes les études de sociologues, urbanistes ou technocrates de notre salut (après l’avoir été de notre étouffement) parce qu’il parle, avec des images et des mots de toujours, de ce qu’un homme a toujours su, senti, vécu, appris depuis l’enfance au contact d’une nature qu’il a aimée. »

Henry de Montherlant

« Ceux de 14 porte témoignage sur un monde qui nous est devenu aussi incompréhensible que celui où les chrétiens se battaient contre les musulmans pour reprendre le Saint-Sépulcre. De cette France ne se souviennent que quelques survivants malencontreux, qui depuis longtemps ne portent plus le ruban de leur croix de guerre, parce qu’il les ferait mépriser. La guerre de 1914, au moment qu’elle se faisait, ne pouvait savoir à quel point, tel ce personnage dont parle Plutarque, elle « se précipitait dans l’indifférence de l’avenir. »

Joseph Kessel

« Raboliot offre au lecteur une vie et une vision qui restent encore celles d’un homme de guerre. Ne retrouve-t-on pas étrangement, dans l’infime variété des chemins forestiers et des clairières de Raboliot, la topographie compliquée des boyaux des Eparges ? Ici comme là-bas, les hommes font mouvement ou se tapissent à l’affût, en fonction des intentions probables de l’adversaire et des accidents du terrain. »

Pierre-Henri Simon

« Animisme, panpsychisme, panthéisme, que faut-il dire ? Je ne sais trop, et je crois que je vais préférer un terme imprécis, général, à consonance de poésie plus que philosophie : esprit panique. »