La guerre dans l’oeuvre de Genevoix

Les écrits de guerre de Maurice Genevoix ont été rassemblés en un volume par les éditions Flammarion dans la collection Omnibus. Réédité en 2009, on y trouve Ceux de 14, La Mort de près et deux romans : Jeanne Robelin et La Joie.

Dans La Mort de près, publié en 1972, près de soixante ans après la mobilisation, l’écrivain retourne à son expérience de la guerre et raconte comment par trois fois il a cru mourir, et ce qu’il a vu de l’agonie de quelques hommes. Ce récit simple et profond, en apportant des précisions sur quelques moments du livre d’une haute intensité, prolonge Ceux de 14. Il est l’acte de fraternité d’un homme qui sur le seuil de la mort en sait un peu plus que la plupart de ses semblables et, pour les aider à vivre, le leur dit.

Jeanne Robelin (1920) est le premier essai romanesque de Maurice Genevoix. Sous le prétexte d’une intrigue amoureuse à laquelle la guerre sert d’arrière-plan, l’écrivain évoque la vie des civils à l’arrière.

La Joie (1924) fait une peinture réaliste, âpre, de la réinsertion sociale des anciens combattants et de la vie politique en province dans les années de l’immédiat après-guerre.

S’inscrit dans le prolongement des récits de guerre H.O.E. (1931) où Maurice Genevoix relate les péripéties de son traitement dans différents hôpitaux de l’arrière-front en 1915.

Genevoix, romancier qui vivait de la littérature, n’a jamais exploité son expérience de la guerre dans un roman. Il a dit ce qu’il avait vu et entendu et rien d’autre. Etre un témoin, rien qu’un témoin qui dit la vérité, ce fut pour lui l’obligation de toute une vie. Il en a rendu compte non pas à nous, mais aux morts qui occupaient sa pensée.

L’expérience de la guerre est lisible dans toute l’œuvre de Genevoix. Pas seulement à cause de la mort, ce grand événement du roman, mais aussi à cause du sentiment fraternel qu’elle a fait grandir en lui. Cette fraternité, la marque de Genevoix romancier, est née d’une souffrance et d’une horreur partagées avec d’autres hommes, des paysans, des ouvriers, des domestiques, des commerçants, des mineurs, des braconniers, des bourgeois et des soldats ennemis. Fraternité aussi avec tout ce qui est vivant, les animaux de la campagne et des fermes meusiennes détruites par les combats, les chevaux dont la stupeur résignée dans l’agonie est une des choses qui l’ont le plus ému. On en lit le souvenir transposé un peu partout dans son œuvre, dans Rrou (1931) et dans La Dernière Harde (1938) par exemple

L’expérience de la guerre, c’est aussi l’expérience de la nature vécue dans le dénuement et la misère, dans l’hiver et la boue, et aussi dans ses joies élémentaires, le soleil sur l’échine qui a eu froid, la blancheur et la propreté de la neige, la vigueur du printemps et l’allégresse qui vient avec. L’essentiel de Raboliot (1925), un ancien combattant, comme le gendarme qui le traque, est fait de cela. C’est aussi le bonheur des vues étendues sous les yeux du guetteur. Il y a dans Ceux de 14, entre deux scènes de guerre, des miniatures de paysage qui sont parmi les plus belles de la littérature française. Cet art de peindre, où, avec moins de mots qu’il n’y a de couleurs dans un tableau, Genevoix peut faire monter à nos yeux le paysage de la Woëvre dans les brumes de l’automne, émerveille. L’art de voir, aiguisé sur les Côtes de Meuse, quand le poète était soldat, Genevoix en a fait l’instrument premier de son œuvre.

C’est dans la dernière partie de sa vie, quand l’activité romanesque tendait à devenir secondaire et que le mémorialiste s’était affirmé, que l’écrivain évoqua le plus volontiers ses souvenirs de la guerre. Elle est particulièrement présente dans son dernier livre, Trente mille jours (1980) qui contient des anecdotes et récits du temps de la Vaux-Marie et des Eparges. Elle est à l’horizon de Au Cadran de mon clocher (1960) où il évoque la vie de Châteauneuf-sur-Loire, vie sage et équilibrée d’une bourgade française au bord de la Loire avant le 2 août 1914 et les ravages qui s’ensuivirent. Elle affleure souvent dans la trilogie des Bestiaires (1969 et 1971), quand l’évocation de tel oiseau, insecte ou rongeur le ramène vers les pentes des Eparges et les sous-bois de la Tranchée de Calonne. Il expose dans Jeux de glaces (1961) comment par le récit de la guerre qu’il avait connue il est entré en littérature.

On peut également faire l’hypothèse que le style clair, au rythme souple et régulier, et à la précision rarement égalée, de Maurice Genevoix, un homme en réalité passionné et qui fut un combattant énergique, doit autant à l’ample sérénité des paysages de Loire qu’au chaos meurtrier de la guerre. Le style modèle un monde pour l’écrivain. Chez Genevoix, l’élégance harmonieuse du classicisme proteste dans chaque phrase contre le désordre monstrueux de la guerre.

Citations sur la Guerre

« La brutalité d’un passage qui nous mûrissait si durement, et si vite. Non seulement, et du jour au lendemain, nous voyions tout remis en cause de ce que nous avions cru stable, assuré, – objets de foi, raisons d’espoirs, – mais ce « voyage au bout de la nuit » nous obligeait à une épreuve moralement aussi redoutable que les périls de la bataille : une longue, une impitoyable confrontation avec nous-mêmes, où chaque révélation inscrivait un trait de feu, une cicatrice qui ne s’effacerait plus.

Que l’on songe seulement à ceci : cette guerre, cette énorme mêlée restait monstrueusement à hauteur d’homme, à mesure d’homme. Quelques organismes craquaient, sombraient dans l’hébétude ou la folie ; mais ni les nuits glaciales, ni les boyaux boueux où chaque pas devenait une torture, ni le tonnerre aveugle des barrages s’acharnant sur des gisants désarmés n’avaient raison de cette prodigieuse machine à sentir, à souffrir, qu’est le corps d’un homme vivant. »

« Toujours la même chose : des vols d’obus lointains, des tonnerres lourds, et tout près, rasant nos têtes, la voûte forcenée des 75. La tranchée a l’air creusée par elle, comme par un pic monstrueux ; la terre ne cesse de fumer, dans une moiteur de blessure fraîche ; et sur cette terre bouleversée des éclats brillent, allument des lueurs nettes et méchantes, se pressent autour de nous sans vouloir s’éteindre encore et retomber enfin à l’immobilité des choses. L’espace est plein d’éclats vivants. On les entend qui ronflent, sifflent, ronronnent et miaulent ; ils frappent la glaise avec des chocs mats de couteaux, heurtent la voûte tintante qui durement les rabat, en des stridences exaspérées. Tous les obus français viennent frapper à la place où nous sommes, un peu en avant, sur une ligne immuable, que nous verrions si nous pouvions lever la tête. Nous en sommes sûrs. A cinquante mètres à droite ou à gauche, les 75 ne frappent plus. C’est juste à cette place, devant nous, sur un front d’une trentaine de mètres ; peut-être moins ; sûrement moins…Ils ne frappent plus que devant Pinvidic et moi. Tout le bruit est dans ma tête ; les coups de trique des départs font sonner mon crâne plus sèchement qu’une noix vide ; les éclatements éclaboussent ma cervelle ; ils sont près de moi, comme des êtres : ils ricanent à cause de moi.

Cela ne change pas. On de vine devant nous une frange de fumées fulgurantes ; on l’imagine qui déroule son ressac jusqu’au plus profond des ravins. Et ce bruit, tout ce bruit qui ne change jamais…On penche sa tête endolorie ; on n’entend plus : on dort, prostré, les yeux grands ouverts, à quelques pas de l’homme seul qui est mort. »

« Cela ne m’a saisi que longtemps après, dans le creux d’argile mouillée où j’étais revenu m’asseoir, entre Lardin et Bouaré : une froideur dure, une indifférence dégoûtée pour toutes les choses que je voyais, pour l’ignominie de la boue et la misère des cadavres, pour le jour triste sur la crête, pour l’acharnement bestial des obus…Je ne sens même plus ma fatigue ; je ne redoute plus rien, même plus l’écrasement de mes os sous toutes de ces choses énormes, ni le déchirement de ma chair sous la morsure des éclats d’obus. Je n’ai plus pitié des vivants (…) ni de moi. Nulle violence ne me soulève, nulle houle longue et bonne de chagrin, nul sursaut d’indignation virile. Ce n’est même pas du désespoir, cette sécheresse mauvaise du cœur dont je sens le goût à ma gorge ; de la résignation non plus… Ce n’est que cela : une froideur dure, une indifférence desséchée, pareille à une contracture de l’âme. (…) Allez-vous en, ensevelis, blessés, démolis. Je regarde bien, au passage, la crispation de vos visages, l’angoisse presque folle de vos yeux, cette détresse de la mort qui reste vacillante au fond de vos prunelles, comme une flamme sous une eau sombre…Quel sens ? Tout cela n’a pas de sens. Le monde, sur la crête des Eparges, le monde entier dans au long du temps une espèce de farce démente, tourne autour de moi dans un vague trémoussement hideux, incompréhensible et grotesque. »

(Extrait Les Eparges, ed. Falmmarion, 1923. Ecrit après la mort de son ami, le lieutenant Porchon)